《孤女寻亲记》(En.famille).Hector.Malot.法文文字版.pdf
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2015年3月21日
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中文名: 孤女寻亲记
原名: En Famille
作者: Hector Malot
图书分类: 社会
资源格式: PDF
版本: 法文文字版
出版社: Le Goût de l'Etre
书号: 2906148148
发行时间: 2006年
地区: 法国
语言: 法文
孤女寻亲记 简介:
孤女寻亲记 内容简介:
《孤女寻亲记》是法国著名作家埃克多·马洛的一部长篇小说。这部小说语言生动、情节感人,曾获得法国法兰西学院奖。主人公裴丽娜是一位命运坎坷的希腊小女孩。
《孤女寻亲记》通过小主人公裴丽娜的遭遇揭示了当时社会贫民的生活。作者在故事中用大量笔墨描写了小主人公不畏困难、勇于生活的个性。同时小说以刚刚兴起的法国工业社会为背景,反映了工厂工人生活的艰辛。孤女寻亲记
En famille, by Hector Malot
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Title: En famille
Author: Hector Malot
Release Date: October 19, 2004 [EBook 13793]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
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Hector Malot
EN FAMILLE (1893)
Table des matières
TOME PREMIER I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI TOME
SECOND XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIX XXX XXXI XXXII XXXIII XXXIV XXV
En famille, by Hector Malot 1XXXVI XXXVII XXXVIII XXXIX XL
TOME PREMIER
I
Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et
sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu: haquets chargés de f?ts, tombereaux de
charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin,attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.
Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de
misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger chassis tendu
d’une grosse toile; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.
Autrefois la toile avait d? être bleue, mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des
probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les
inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces: l’une, en caractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un
commencement de mot: [image caractères grecs]; celle au-dessous semblait être de l’allemand: graphie; une
autre de l’italien: FIA; enfin la plus fra?che et fran?aise, celle-là: PHOTOGRAPHIE, était évidemment la
traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la
pauvre guimbarde avait roulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes de Paris.
était-il possible que l’ane qui y était attelé l’e?t amenée de si loin jusque-là?
Au premier coup d’oeil on pouvait en douter, tant il était maigre, épuisé, vidé; mais, à le regarder de plus près,on voyait que cet épuisement n’était que le résultat des fatigues longuement endurées dans la misère. En
réalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plus haute que celle de notre ane d’Europe, élancé, au
poil gris cendré avec le ventre clair malgré les poussières des routes qui le salissaient; des lignes noires
transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fut, il n’en tenait pas moins sa
tête haute d’un air volontaire, résolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avec des
ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites, au hasard des trouvailles, mais qui
disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin, dont on l’avait couvert
pour le défendre du soleil et des mouches.
Près de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui le surveillait.
Son type était singulier: d’une certaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de
race. Au contraire de l’inattendu de la chevelure pale et de la carnation ambrée, le visage prenait une douceur
fine qu’accentuait l’oeil noir, long, futé et grave. La bouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos
le corps s’était abandonné; il avait les mêmes graces que la tête, à la fois délicates et nerveuses; les épaules
étaient souples d’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée de couleur indéfinissable, noire
autrefois probablement; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large on loques; mais la misère
de l’existence n’enlevait cependant rien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.
Comme l’ane se trouvait placé derrière une haute et large voilure de foin, la surveillance en e?t été facile si de
temps en temps il ne s’était pas amusé à happer une goulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution,en animal intelligent qui sait très bien qu’il est en faute.
·Palikare, veux-tu finir!?
En famille, by Hector Malot 2Aussit?t il baissait la tête comme un coupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignant de
l’oeil et en agitant ses oreilles, il recommen?ait avec un empressement qui disait sa faim.
à un certain moment, comme elle venait de le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortit de
la voiture, appelant:
·Perrine!?
Aussit?t sur pied, elle souleva un rideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur un matelas si
mince qu’il semblait collé au plancher.
·As-tu besoin de moi, maman?-- Que fait donc Palikare?-- Il mange le foin de la voiture qui nous précède.-- Il faut l’en empêcher.-- Il a faim.-- La faim ne nous permet pas de prendre ce qui ne nous appartient pas; que répondrais-tu au charretier de
cette voiture s’il se fachait?-- Je vais le tenir de plus près.-- Est-ce que nous n’entrons pas bient?t dans Paris?-- Il faut attendre pour l’octroi.-- Longtemps encore?-- Tu souffres davantage?-- Ne t’inquiète pas; l’étouffement du renfermé; ce n’est rien?, dit-elle d’une voix haletante, sifflée plut?t
qu’articulée.
C’étaient là les paroles d’une mère qui veut rassurer sa fille; en réalité elle se trouvait dans un état pitoyable,sans respiration, sans force, sans vie, et, bien que n’ayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernier
degré de la cachexie; avec cela des restes de beauté admirables, la tête d’un pur ovale, des yeux doux et
profonds, ceux même de sa fille, mais avivés par le souffle de la maladie.
·Veux-tu que je te donne quelque chose? demanda Perrine.-- Quoi?-- Il y a des boutiques, je peux t’acheter un citron; je reviendrais tout de suite.-- Non. Gardons notre argent; nous en avons si peu! Retourne près de Palikare et fais en sorte de l’empêcher
de voler ce foin.-- Cela n’est pas facile.
En famille, by Hector Malot 3-- Enfin veille sur lui.?
Elle revint à la tête de l’ane, et comme un mouvement se produisait, elle le retint de fa?on qu’il restat assez
éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoir l’atteindre.
Tout d’abord il se révolta, et voulut avancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta, l’embrassa
sur le nez; alors il abaissa ses longues oreilles avec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenir tranquille.
N’ayant plus à s’occuper de lui, elle put s’amuser à regarder ce qui se passait autour d’elle: le va-et-vient des
bateaux-mouches et des remorqueurs sur la rivière; le déchargement des péniches au moyen des grues
tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus d’elles et prenaient, comme à la main, leur
cargaison pour la verser dans des wagons quand c’étaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le
long du quai quand c’étaient des barriques; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture
dont les arches barraient la vue de Paris qu’on devinait dans une brume noire plut?t qu’on ne le voyait; enfin
près d’elle, sous ses yeux, le travail des employés de l’octroi qui passaient de longues lances à travers les
voitures de paille, ou escaladaient les f?ts chargés sur les haquets, les per?aient d’un fort coup de foret,recueillaient dans une petite tasse d’argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelques gouttes qu’ils
crachaient aussit?t.
Comme tout cela était curieux, nouveau; elle s’y intéressait si bien, que le temps passait, sans qu’elle en e?t
conscience.
Déjà un gamin d’une douzaine d’années qui avait tout l’air d’un clown, et appartenait s?rement à une
caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour d’elle depuis dix longues minutes,sans qu’elle e?t fait attention à lui, lorsqu’il se décida à l’interpeller:
·V’là un bel ane!?
Elle ne dit rien.
·Est-ce que c’est un ane de notre pays? ?a m’étonnerait joliment.?
Elle l’avait regardé, et voyant qu’après tout il avait l’air bon gar?on, elle voulut bien répondre:
·Il vient de Grèce.-- De Grèce!-- C’est pour cela qu’il s’appelle Palikare.-- Ah! c’est pour cela!?
Mais malgré son sourire entendu, il n’était pas du tout certain qu’il e?t très bien compris pourquoi un ane qui
venait de Grèce pouvait s’appeler Palikare.
·C’est loin, la Grèce? demanda-t-il.-- Très loin.-- Plus loin que... la Chine?-- Non, mais loin, loin.
En famille, by Hector Malot 4-- Alors vous venez de la Grèce?-- De plus loin encore.-- De la Chine?-- Non; c’est Palikare qui vient de la Grèce.-- Est-ce que vous allez à la fête des Invalides?-- Non.-- Ousque vous allez?-- à Paris.-- Ousque vous remiserez votre roulotte?-- On nous a dit à Auxerre qu’il y avait des places libres sur les boulevards des fortifications??
Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tête.
·Les boulevards des fortifications, oh là là là!-- Il n’y a pas de places?-- Si.-- Eh bien?-- Pas pour vous. C’est, voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes
solides qui n’aient pas peur d’un coup de couteau? J’entends d’en donner et d’en recevoir.-- Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade.-- Vous tenez à votre ane?-- Bien s?r.-- Eh bien, demain votre ane vous sera volé; v’là pour commencer, vous verrez le reste; et ?a ne sera pas beau;
c’est Gras Double qui vous le dit.-- C’est vrai cela?-- Pardi, si c’est vrai; vous n’êtes jamais venue à Paris?-- Jamais.-- ?a se voit; c’est donc des moules ceux d’Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiser là? pourquoi
que vous n’allez pas chez Grain de Sel?-- Je ne connais pas Grain de Sel.
En famille, by Hector Malot 5-- Le propriétaire du Champ Guillot, quoi! c’est clos de palissades fermées la nuit; vous n’auriez rien à
craindre, on sait que Grain de Sel aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit.-- C’est cher?-- L’hiver oui, quand tout le monde rapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur qu’il ne vous ferait pas
payer plus de quarante sous la semaine, et votre ane trouverait sa nourriture dans le clos, surtout s’il aime les
chardons.-- Je crois bien qu’il les aime!-- Il sera à son affaire; et puis Grain de Sel n’est pas un mauvais homme.-- C’est son nom, Grain de Sel?-- On l’appelle comme ?a parce qu’il a toujours soif. C’est un ancien biffin qui a gagné gros dans le chiffon,qu’il n’a quitté que quand il s’est fait écraser un bras, parce qu’un seul bras n’est pas commode pour courir les
poubelles; alors il s’est mis à louer son terrain, l’hiver pour remiser les roulottes, l’été à qui il trouve; avec ?a,il a d’autres commerces: il vend des petits chiens de lait.-- C’est loin d’ici le Champ Guillot?-- Non, à Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement pas Charonne?-- Je ne suis jamais venue à Paris.-- Eh bien, c’est là.?
Il étendit le bras devant lui dans la direction du nord.
·Une fois que vous avez, passé la barrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez le boulevard le
long des fortifications pendant une petite demi-heure; quand vous avez traversé le cours de Vincennes, qui est
une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez; tout le monde conna?t le Champ Guillot.-- Je vous remercie; je vais en parler a maman; et même, si vous vouliez rester auprès de Palikare deux
minutes, je lui en parlerais tout de suite.-- Je veux bien; je vas lui demander de m’apprendre le grec.-- Empêchez-le, je vous prie, de prendre du foin.?
Perrine entra dans la voiture et répéta à sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire.
·S’il en est ainsi, il n’y a pas à hésiter, il faut aller à Charonne; mais trouveras-tu ton chemin? Pense que nous
serons dans Paris.-- Il parait que c’est très facile.?
Au moment de sortir elle revint près de sa mère et se pencha vers elle:
·Il y a plusieurs voitures qui ont des baches, on lit dessus: ?Usines de Maraucourt?, et au-dessous le nom:
·Vulfran Paindavoine?; sur les toiles qui couvrent les pièces de vin alignées le long du quai on lit aussi la
En famille, by Hector Malot 6même inscription.-- Cela n’a rien d’étonnant.-- Ce qui est étonnant c’est de voir ces noms si souvent répétés.?
II
Quand Perrine revint prendre sa place auprès de son ane, il s’était enfoncé le nez dans la voiture de foin, et il
mangeait tranquillement comme s’il avait été devant un ratelier.
·Vous le laissez manger? s’écria-t-elle.-- J’vous crois.-- Et si le charretier se fache?-- Faudrait pas avec moi.?
Il se mit en posture d’invectiver un adversaire, les poings sur les hanches, la tête renversée.
·Ohé, croquant!?
Mais son concours ne fut pas nécessaire pour défendre Palikare; c’était au tour de la voiture de foin d’être
sondée à coups de lance par les employés de l’octroi, et elle allait passer la barrière.
·Maintenant ?a va être à vous; je vous quitte. Au revoir, mam’zelle; si vous voulez jamais avoir de mes
nouvelles, demandez Gras Double, tout le monde vous répondra.?
Les employés qui gardent les barrières de Paris sont habitués à voir bien des choses bizarres, cependant celui
qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune femme
couchée; et surtout en jetant les yeux ?à et là d’un rapide coup d’oeil qui ne rencontrait partout que la misère.
·Vous n’avez rien à déclarer? demanda-t-il en continuant son examen.-- Rien.-- Pas de vin, pas de provisions?-- Rien.?
Ce mot deux fois répété était d’une exactitude rigoureuse: en dehors du matelas, de deux chaises de paille,d’une petite table, d’un fourneau en terre, d’un appareil et de quelques ustensiles photographiques, il n’y avait
rien dans cette voiture: ni malles, ni paniers, ni vêtements.
·C’est bien, vous pouvez entrer.?
La barrière passée, Perrine tourna tout de suite à droite, comme Gras Double lui avait recommandé,conduisant Palikare par la bride. Le boulevard qu’elle suivait longeait le talus des fortifications, et dans
l’herbe roussie, poussiéreuse, usée par plaques, des gens étaient couchés qui dormaient sur le dos ou sur le
ventre, selon qu’ils étaient plus ou moins aguerris contre le soleil, tandis que d’autres s’étiraient les bras, leur
sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Ce qu’elle vit de la physionomie de ceux-là, de leurs têtes
En famille, by Hector Malot 7ravagées, culottées, hirsutes, de leurs guenilles, et de la fa?on dont ils les portaient, lui fit comprendre que
cette population des fortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante la nuit, et que les coups de
couteau devaient s’échanger là facilement.
Elle ne s’arrêta pas à cet examen, maintenant sans intérêt pour elle, puisqu’elle ne se trouverait pas mêlée à
ces gens, et elle regarda de l’autre c?té, c’est-à-dire vers Paris.
Hé quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues où s’élevaient des tas
d’immondices, c’était Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son père, dont elle rêvait
depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, d’autant plus féeriques que le chiffre des kilomètres
diminuait à mesure qu’elle s’en rapprochait; de même, de l’autre c?té du boulevard, sur les talus, vautrés dans
l’herbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, étaient des Parisiens.
Elle reconnut le cours de Vincennes à sa largeur et, après l’avoir dépassé, tournant à gauche, elle demanda le
Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde n’était pas d’accord sur le chemin à prendre
pour y arriver, et elle se perdit plus d’une fois dans les noms de rues qu’elle devait suivre. à la fin cependant,elle se trouva devant une palissade formée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé,celles-ci peintes, celles- là goudronnées, et quand, par la barrière ouverte à deux battants, elle aper?ut dans le
terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, posés sur le sol, elle
comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guère en meilleur état, que c’était là le Champ
Guillot. E?t-elle eu besoin d’une confirmation de cette impression, qu’une douzaine de petits chiens tout
ronds, qui boulaient dans l’herbe, la lui e?t donnée.
Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussit?t les chiens se jetèrent sur ses jambes, les mordillant avec de
petits aboiements.
·Qu’est-ce qu’il y a?? cria une voix.
Elle regarda d’où venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle aper?ut un long batiment qui était peut-être une
maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autre chose; les murs étaient en carreaux de platre, en pavés de
grès et de bois, en bo?tes de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en
papier, en bois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construit et disposé avec un art na?f qui
faisait penser qu’un Robinson en avait été l’architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un
homme à la barbe broussailleuse était occupé à trier des chiffons qu’il jetait dans des paniers disposés autour
de lui.
·N’écrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez.?
Elle fit ce qu’il commandait.
·Qu’est-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsqu’elle fut près de lui.-- C’est vous qui êtes le propriétaire du Champ Guillot?-- On le dit.?
Elle expliqua en quelques mots ce qu’elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en l’écoutant, il se
versait, d’un litre qu’il avait à sa portée, un verre de vin à rouges bords et l’avalait d’un trait,?C’est possible, si l’on paye d’avance, dit-il en l’examinant.-- Combien?
En famille, by Hector Malot 8-- Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour l’ane.-- C’est bien cher.-- C’est mon prix.-- Votre prix d’été?-- Mon prix d’été.-- Il pourra manger les chardons?-- Et l’herbe aussi, s’il a les dents assez solides.-- Nous ne pouvons pas payer à la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour
seulement; nous passons par Paris pour aller à Amiens, et nous voulons nous reposer.-- Alors, ?a va tout de même; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour l’ane.
Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous:
·Voila la première journée.-- Tu peux dire à tes parents d’entrer. Combien sont-ils? Si c’est une troupe, c’est deux sous en plus par
personne.-- Je n’ai que ma mère.-- Bon. Mais pourquoi ta mère n’est-elle pas venue faire sa location?-- Elle est malade, dans la voiture.-- Malade. Ce n’est pas un h?pital ici.?
Elle eut peur qu’on ne voul?t pas recevoir une malade.
·C’est-à-dire qu’elle est fatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin.-- Je ne demande jamais aux gens d’où ils viennent.?
Il étendit le bras vers un coin de son champ;
·Tu mettras ta roulotte là-bas, et puis tu attacheras ton ane; s’il m’écrase un chien, tu me le payeras cent
sous.?
Comme elle allait s’éloigner, il l’appela:
·Prends un verre de vin.
Je vous remercie, je ne bois pas de vin.-- Bon, je vas le boire pour toi.?
En famille, by Hector Malot 9Il se jeta dans le gosier le verre qu’il avait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit à son
·triquage?.
Aussit?t qu’elle eut installé Palikare à la place qui lui avait été assignée, ce qui ne se fit pas sans certaines
secousses, malgré le soin qu’elle prenait de les éviter, elle monta dans la roulotte:
·à la fin, pauvre maman, nous voilà arrivées.-- Ne plus remuer, ne plus rouler! Tant et tant de kilomètres! Mon Dieu, que la terre est grande!-- Maintenant que nous avons le repos, je vais te faire à d?ner. Qu’est-ce que tu veux?-- Avant tout, dételle ce pauvre Palikare, qui, lui aussi, doit être bien las; donne-lui à manger, à boire;
soigne-le.-- Justement, je n’ai jamais vu autant de chardons; de plus, il y a un puits. Je reviens tout de suite.?
En effet, elle ne tarda pas à revenir et se mit à chercher ?à et là dans la voiture, d’où elle sortit le fourneau en
terre, quelques morceaux de charbon et une vieille casserole, puis elle alluma le feu avec des brindilles et le
souffla, en s’agenouillant devant, à pleins poumons.
Quand il commen?a à prendre, elle remonta dans la voiture:
·C’est du riz que tu veux, n’est-ce pas?-- J’ai si peu faim.-- Aurais-tu faim pour autre chose? J’irai chercher ce que tu voudras. Veux-tu?...-- Je veux bien du riz.?
Elle versa une poignée de riz dans la casserole où elle avait mis un peu d’eau, et, quand l’ébullition
commen?a, elle remua le riz avec deux baguettes blanches dépouillées de leur écorce, ne quittant la cuisine
que pour aller rapidement voir comment se trouvait Palikare et lui dire quelques mots d’encouragement qui,à vrai dire, n’étaient pas indispensables, car il mangeait ses chardons avec une satisfaction, dont ses oreilles
traduisaient l’intensité.
Quand le riz fut cuit à point, à peine crevé et non réduit on bouillie, comme le servent bien souvent les
cuisinières parisiennes, elle le dressa sur une écuelle en une pyramide à large base, et le posa dans la voiture.
Déjà elle avait été emplir une petite cruche au puits et l’avait placée auprès du lit de sa mère avec deux
verres, deux assiettes, deux fourchettes; elle posa son écuelle de riz à c?té et s’assit sur le plancher, les
jambes repliées sous elle, sa jupe étalée
·Maintenant, dit-elle, comme une petite fille qui joue à la poupée, nous allons faire la d?nette, je vais te
servir.?
Malgré le ton enjoué qu’elle avait pris, c’était d’un regard inquiet qu’elle examinait sa mère, assise sur son
matelas, enveloppée d’un mauvais fichu de laine qui avait d? être autrefois une étoffe de prix, mais qui
maintenant n’était plus qu’une guenille, usée, décolorée.
·Tu as faim, toi? demanda la mère.
En famille, by Hector Malot 10-- Je crois bien, il y a longtemps.-- Pourquoi n’as-tu pas mangé un morceau de pain?-- J’en ai mangé deux, mais j’ai encore une belle faim: tu vas voir; si ?a met en appétit de regarder manger
les autres, la platée sera trop petite.?
La mère avait porté une fourchette de riz à sa bouche, mais elle la tourna et retourna longuement sans
pouvoir l’avaler.-- ?a ne passe pas très bien, dit-elle en réponse au regard de sa fille.-- Il faut te forcer: la seconde bouchée passera mieux, la troisième mieux encore.?
Mais elle n’alla pus jusque-là, et après la seconde elle reposa sa fourchette sur son assiette:
·Le coeur me tourne, il vaut mieux ne pas persister.-- Oh! maman!-- Ne t’inquiète pas, ma chérie, ce n’est rien; on vit très bien sans manger quand on n’a pas d’efforts à faire;
avec le repos l’appétit reviendra.?
Elle défit son fichu et s’allongea sur son matelas haletante, mais si faible qu’elle f?t elle ne perdit pas la
pensée de sa fille, et en la voyant les yeux gonflés de larmes elle s’effor?a de la distraire:
·Ton riz est très bon, mange-le; puisque tu travailles tu dois te soutenir; il faut que tu sois forte pour me
soigner; mange, ma chérie, mange.-- Oui, maman, je mange; tu vois, je mange.?
à la vérité elle. devait faire effort pour avaler, mais peu à peu, sous l’impression des douces paroles de sa
mère, sa gorge se desserra, et elle se mit à manger réellement; alors l’écuelle de riz disparut vite, tandis que
sa mère la regardait avec un tendre et triste sourire:
·Tu vois qu’il faut se forcer.-- Si j’osais, maman!-- Tu peux oser.-- Je te répondrais que ce que tu me dis, c’était cela même que je te disais.-- Moi, je suis malade.-- C’est pour cela que si tu voulais j’irais chercher un médecin; nous sommes à Paris, et à Paris il y a de bons
médecins.-- Les bons médecins ne se dérangent pas sans qu’on les paye.-- Nous le payerions.
En famille, by Hector Malot 11-- Avec quoi?-- Avec notre argent; tu dois avoir sept francs dans ta robe et en plus un florin que nous pouvons changer ici;
moi j’ai dix-sept sous. Regarde dans ta robe.?
Cette robe noire, aussi misérable que la jupe de Perrine, mais moins poudreuse, car elle avait été battue, était
posée sur le matelas et servait de couverture; sa poche explorée donna bien les sept francs annoncés et le
florin d’Autriche.
·Combien cela fait-il en tout? demanda Perrine, je connais si mal l’argent fran?ais.-- Je ne le connais guère mieux que toi.?
Elles firent le compte, et en estimant le florin à deux francs elles trouvèrent neuf francs quatre-vingt-cinq
centimes.
·Tu vois que nous avons plus qu’il ne faut pour le médecin, continua Perrine.-- Il ne me guérirait pas par des paroles, il ordonnerait des médicaments, comment les payer?-- J’ai mon idée. Tu penses bien que quand je marche à c?té de Palikare, je ne passe pas tout mon temps à lui
parler, quoiqu’il aimerait cela; je réfléchis aussi à toi, à nous, surtout à toi, pauvre maman, depuis que tu es
malade, à notre voyage, à notre arrivée à Maraucourt. Est-ce que tu crois que nous pouvons nous y montrer
dans notre roulotte qui, si souvent, sur notre passage a fait rire? Cela nous vaudrait-il un bon accueil?-- Il est certain que même pour des parents qui n’auraient pas de fierté, cette entrée serait humiliante.-- Il vaut donc mieux qu’elle n’ait pas lieu; et puisque nous n’avons plus besoin de la roulotte nous pouvons
la vendre. D’ailleurs à quoi nous sert-elle maintenant? Depuis que tu es malade, personne n’a voulu se
laisser photographier par moi; et quand même je trouverais des gens assez braves pour se fier à moi, nous
n’avons plus de produits. Ce n’est pas avec ce qui nous reste d’argent que nous pouvons dépenser trois francs
pour un paquet de développement, trois francs pour un virage d’or et d’acétate, deux francs pour une
douzaine de glaces. Il faut la vendre.-- Et combien la vendrons-nous?-- Nous la vendrons toujours quelque chose: l’objectif est en bon état; et puis il y a le matelas...-- Tout, alors?-- Cela te fait de la peine?-- Il y a plus d’un an que nous vivons dans cette roulotte, ton père y est mort, cela fait que si misérable qu’elle
soit, la pensée de m’en séparer m’est douloureuse; de lui c’est tout ce qui nous reste, et il n’est pas une seule
de ces pauvres choses à laquelle son souvenir ne soit attaché.?
Sa parole haletante s’arrêta tout à fait, et sur son visage décharné des larmes coulèrent sans qu’elle p?t les
retenir.
·Oh! maman, s’écria Perrine, pardonne-moi de t’avoir parlé de cela.-- Je n’ai rien à te pardonner, ma chérie; c’est le malheur de notre situation que nous ne puissions, ni toi ni
En famille, by Hector Malot 12moi, aborder certains sujets sans nous attrister réciproquement, comme c’est la fatalité de mon état que je
n’aie aucune force pour résister, pour penser, pour vouloir, plus enfant que tu ne l’es toi-même. N’est- ce pas
moi qui aurais d? te parler comme tu viens de le faire, prévoir ce que tu as prévu, que nous ne pouvions pas
arriver à Maraucourt dans cette roulotte, ni nous montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robe
pour moi? Mais en même temps qu’il fallait prévoir cela, il fallait aussi combiner des moyens pour trouver
des ressources, et ma tête si faible ne m’offrait que des chimères, surtout l’attente du lendemain, comme si ce
lendemain devait accomplir des miracles pour nous: je serais guérie, nous ferions une grosse recette; les
illusions des désespérés qui ne vivent plus que de leurs rêves. C’était folie, la raison a parlé par ta bouche: je
ne serai pas guérie demain, nous ne ferons pas une grosse, ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture
et ce qu’elle contient. Mais ce n’est pas tout encore; il faut aussi que nous nous décidions à vendre...?
Il y eut une hésitation et un moment de silence pénible.
·Palikare, dit Perrine.-- Tu y avais pensé?-- Si j’y avais pensé! Mais je n’osais pas le dire, et depuis que l’idée me tourmentait que nous serions forcées
un jour ou l’autre de le vendre, je n’osais même pas le regarder, de peur qu’il ne devine que nous pouvions
nous séparer de lui, au lieu de le conduire à Maraucourt où il aurait été si heureux, après tant de fatigues.-- Savons-nous seulement si nous-mêmes nous serons re?ues à Maraucourt! Mais enfin, comme nous n’avons
que cela à espérer et que, si nous sommes repoussées, il ne nous restera plus qu’à mourir dans un fossé de la
route, il faut co?te que co?te que nous allions à Maraucourt, et que nous nous y présentions de fa?on à ne pas
faire fermer les portes devant nous...-- Est-ce que c’est possible, cela maman? Est-ce que le souvenir de papa ne nous protégerait pas? lui qui était
si bon! Est-ce qu’on reste faché contre les morts?-- Je te parle d’après les idées de ton père, auxquelles nous devons obéir. Nous vendrons donc et la voiture et
Palikare. Avec l’argent que nous en tirerons, nous appellerons un médecin; qu’il me rende des forces pour
quelques jours, c’est tout ce que je demande. Si elles reviennent, nous achèterons une robe décente pour toi,une pour moi, et nous prendrons le chemin de fer pour Maraucourt, si nous avons assez d’argent pour aller
jusque-là; sinon nous irons jusqu’où nous pourrons, et nous ferons le reste du chemin à pied.-- Palikare est un bel ane; le gar?on qui m’a parlé à la barrière me le disait tant?t. Il est dans un cirque, il s’y
conna?t; et c’est parce qu’il trouvait Palikare beau, qu’il m’a parlé.-- Nous ne savons pas la valeur des anes à Paris, et encore moins celle que peut avoir un ane d’Orient. Enfin,nous verrons, et puisque notre parti est arrêté, ne parlons plus de cela: c’est un sujet trop triste, et puis je suis
fatiguée.?
En effet, elle paraissait épuisée, et plus d’une fois elle avait d? faire de longues pauses pour arriver à bout de
ce qu’elle voulait dire.
·As-tu besoin de dormir?-- J’ai besoin de m’abandonner, de m’engourdir dans la tranquillité, du parti pris et l’espoir d’un lendemain.-- Alors, je vais te laisser pour ne pas te déranger, et comme il y a encore deux heures de jour, je vais en
profiter pour laver notre linge. Est-ce que ?a ne te para?tra pas bon d’avoir demain une chemise fra?che?
En famille, by Hector Malot 13-- Ne te fatigue pas.-- Tu sais bien que je ne suis jamais fatiguée.?
Après avoir embrassé sa mère, elle alla de-ci de-là dans la roulotte, vivement, légèrement; prit un paquet de
linge dans un petit coffre ou il était enfermé, le pla?a dans une terrine; atteignit sur une planche un petit
morceau de savon tout usé, et sortit emportant le tout. Comme après que le riz avait été cuit, elle avait empli
d’eau sa casserole, elle trouva cette eau chaude et put la verser sur son linge. Alors, s’agenouillant dons
l’herbe, après avoir ?té sa veste, elle commen?a a savonner, à frotter, et sa lessive ne se composant en réalité
que de deux chemises, de trois mouchoirs, de deux paires de bas, il ne lui fallait pas deux heures pour que f?t
tout lavé, rincé et étendu sur des ficelles entre la roulotte et la palissade.
Pendant qu’elle travaillait, Palikare attaché, à une courte distance d’elle, l’avait plusieurs fois regardée
comme pour la surveiller, mais sans rien de plus. Quand il vit qu’elle avait fini, il allongea le cou vers elle et
poussa cinq ou six braiments qui étaient des appels impérieux.
·Crois-tu que je t’oublie?? dit-elle.
Elle alla à lui, le changea de place et lui apporta à boire dans sa terrine qu’elle avait soigneusement rincée,car s’il se contentait de toutes les nourritures qu’on lui donnait ou qu’il trouvait lui-même, il était au
contraire très difficile pour sa boisson, et n’acceptait que de l’eau pure dans des vases propres ou le bon vin
qu’il aimait par-dessus tout.
Mais cela fait, au lieu de le quitter, elle se mit à le flatter de la main en lui disant des paroles de tendresse
comme une nourrice à son enfant, et l’ane, qui tout de suite s’était jeté sur l’herbe nouvelle, s’arrêta de
manger pour poser sa tête contre l’épaule de sa petite ma?tresse et se faire mieux caresser: de temps en temps
il inclinait vers elle ses longues oreilles et les relevait avec des frémissements qui disaient sa béatitude.
Le silence s’était fait dans l’enclos maintenant fermé, ainsi que dans les rues désertes du quartier, et on
n’entendait plus, au loin, qu’un sourd mugissement sans bruits distincts, profond, puissant, mystérieux comme
celui de la mer, la respiration et la vie de Paris qui continuaient actives et fiévreuses malgré la nuit tombante.
Alors, dans la mélancolie du soir, l’impression de ce qui venait de se dire étreignit Perrine plus fort, et,appuyant sa tête à celle de son ane, elle laissa couler les larmes qui depuis si longtemps l’étouffaient, tandis
qu’il lui léchait les mains.
III
La nuit de la malade fut mauvaise: plusieurs fois, Perrine couchée prés d’elle, tout habillée sur la planche,avec un fichu roulé qui lui servait d’oreiller, dut se lever pour lui donner de l’eau qu’elle allait chercher au
puits afin de l’avoir plus fra?che: elle étouffait et souffrait de la chaleur. Au contraire, à l’aube, le froid du
matin, toujours vif sous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dut l’envelopper dans son fichu, la seule
couverture un peu chaude qui leur restat.
Malgré son désir d’aller chercher le médecin aussit?t que possible, elle dut attendre que Grain de Sel f?t levé,car à qui demander le nom et, l’adresse d’un bon médecin, si ce n’était a lui?
Bien s?r qu’il connaissait un bon médecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non à pied comme
les médecins de rien du tout.: M. Cendrier, rue Riblette, près de l’église; pour trouver la rue Riblette il n’y
avait qu’à suivre le chemin de fer jusqu’à la gare.
En famille, by Hector Malot 14En entendant parler d’un médecin fameux qui faisait les visites en voiture, elle eut peur de n’avoir pas assez
d’argent pour le payer, et timidement, avec confusion, elle questionna Grain de Sel en tournant autour de ce
qu’elle n’osait pas dire. à la fin il comprit:
·Ce que tu auras à payer? dit-il. Dame, c’est cher. Pas moins de quarante sous. Et pour être s?re qu’il
vienne, tu feras bien de les lui remettre d’avance.?
En suivant les indications qui lui avaient été données, elle trouva assez facilement la rue Riblette, mais le
médecin n’était point encore levé, elle dut attendre, assise sur une borne dans la rue, à la porte d’une remise
derrière laquelle on était en train d’atteler un cheval: comme cela elle le saisirait au passage, et en lui
remettant ses quarante sous, elle le déciderait a venir, ce qu’il ne ferait pas, elle en avait le pressentiment, si
on lui demandait simplement une visite pour un des habitants du Champ Guillot.
Le temps fut éternel à passer, son angoisse se doublant de celle de sa mère qui ne devait rien comprendre à
son retard; s’il ne la guérissait point instantanément, au moins allait-il l’empêcher de souffrir. Déjà elle avait
vu un médecin entrer dans leur roulotte, lorsque son père avait été malade. Mais c’était en pleine montagne,dans un pays sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans avoir le temps de gagner une ville, était
plut?t un barbier avec une tournure de sorcier qu’un vrai médecin comme on en trouve à Paris, savant,ma?tre de la maladie et de la mort, comme devait l’être celui-là, puisqu’on le disait fameux.
Enfin la porte de la remise s’ouvrit, et un cabriolet de forme ancienne, à caisse jaune, auquel était attelé un
gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison et presque aussit?t le médecin parut, grand, gros,gras, le visage rougeaud encadré d’une barbe grise qui lui donnait l’air d’un patriarche campagnard.
Avant qu’il f?t monté en voiture, elle était près de lui et lui exposait sa demande.
·Le champ Guillot, dit-il, il y a eu de la batterie.-- Non monsieur, c’est ma mère qui est malade, très malade.-- Qu’est-ce que c’est ta mère?-- Nous sommes photographes.?
Il mit le pied sur le marchepied.
Vivement elle tendit sa pièce de quarante sous.
·Nous pouvons vous payer.-- Alors, c’est trois francs.?
Elle ajouta vingt sous à la pièce; il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet.
·Je serai près de ta mère d’ici un quart d’heure.?
Elle f?t en courant le chemin du retour, joyeuse d’apporter la bonne nouvelle:
·Il va te guérir, maman, c’est un vrai médecin celui-là.?
Et vivement elle s’occupa de sa mère, lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui étaient
admirables, noirs et soyeux, puis elle mit de l’ordre dans la roulotte; ce qui n’eut d’autre résultat que de la
En famille, by Hector Malot 15rendre plus vide et par là plus misérable encore.
Elles n’eurent pas une trop longue attente à endurer: un roulement de voiture annon?a l’arrivée du médecin
et Perrine courut au- devant de lui.
Comme en entrant il voulait se diriger vers la maison, elle lui montra la roulotte.
·C’est dans notre voiture que nous habitons?, dit-elle.
Bien que cette maison n’eut rien d’une habitation, il ne laissa para?tre aucune surprise, étant habitué à toutes
les misères avec sa clientèle; mais Perrine qui l’observait remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu’il
vit la malade couchée sur son matelas, dans cet intérieur dénudé.
·Tirez la langue, donnez-moi la main.?
Ceux qui payent quarante ou cent francs la visite de leur médecin n’ont aucune idée de la rapidité avec
laquelle s’établit un diagnostic auprès des pauvres gens; en moins d’une minute son examen fut fait.
·Il faut entrer à l’h?pital?, dit-il.
La mère et la fille poussèrent un même cri d’effroi et de douleur.
·Petite, laisse-moi seul avec ta maman?, dit le médecin d’un ton de commandement.
Perrine hésita une seconde; mais, sur un signe de sa mère, elle quitta la roulotte, dont elle ne s’éloigna pas.
·Je suis perdue? dit la mère à mi-voix.-- Qui est-ce qui parle de ?a: vous avez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoir ici.-- Est-ce qu’à l’h?pital j’aurais ma fille?-- Elle vous verrait le jeudi et le dimanche.-- Nous séparer! Que deviendrait-elle Sans moi, seule à Paris? que deviendrai-je sans elle? Si je dois mourir,il faut que ce soit sa main dans la mienne.-- En tout cas on ne peut pas vous laisser dans cette voiture où le froid des nuits vous est mortel. Il faut
prendre une chambre; le pouvez-vous?-- Si ce n’est pas pour longtemps, oui peut-être.-- Grain de Sel en loue qu’il ne vous fera pas payer cher. Mais la chambre n’est pas tout, il faut des
médicaments, une bonne nourriture, des soins: ce que vous auriez à l’h?pital.-- Monsieur, c’est impossible, je ne peux pas me séparer de ma fille. Que deviendrait-elle?-- Comme vous voudrez, c’est votre affaire, je vous ai dit ce que je devais.?
Il appela:
·Petite.?
En famille, by Hector Malot 16Puis, tirant un carnet de sa poche, il écrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, qu’il détacha:
·Porte cela chez le pharmacien, dit-il, celui qui est auprès de l’église, pas un autre. Tu donneras à ta mère le
paquet n° 1; tu lui feras boire d’heure en heure la potion n° 2; le vin de quinquina en mangeant, car il faut
qu’elle mange; ce qu’elle voudra, surtout des oeufs. Je reviendrai ce soir.?
Elle voulut l’accompagner pour le questionner:
·Maman est bien malade?-- Tache de la décider à entrer à l’h?pital.-- Est-ce que vous ne pouvez pas la guérir?-- Sans doute, je l’espère; mais je ne peux pas lui donner ce qu’elle trouverait à l’h?pital. C’est folie de n’y
pas aller; c’est pour ne pas se séparer de toi qu’elle refuse: tu ne serais pas perdue, car tu as l’air d’une fille
avisée et délurée.?
Marchant à grands pas, il était arrivé à sa voiture; Perrine e?t voulu le retenir, le faire parler, mais-il monta
et partit.
Alors elle revint à la roulotte.
·Qu’a dit le médecin? demanda la mère.-- Qu’il te guérirait.-- Va donc vite chez le pharmacien, et rapporte aussi deux oeufs; prends tout l’argent.?
Mais tout l’argent ne fut pas suffisant; quand le pharmacien eut lu l’ordonnance, il regarda Perrine en la
toisant;
·Vous avez de quoi payer?? dit-il.
Elle ouvrit la main.
·C’est sept francs cinquante?, dit le pharmacien qui avait fait son calcul.
Elle compta ce qu’elle avait dans la main et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant le florin
d’Autriche à deux francs; il lui manquait donc treize sous.
·Je n’ai que six francs quatre-vingt-cinq centimes, dont un florin d’Autriche, dit-elle; le voulez-vous, le
florin?-- Ah! non par exemple.?
Que faire? Elle restait au milieu de la boutique la main ouverte, désespérée, anéantie.
·Si vous vouliez prendre le florin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin; je vous les apporterais
tant?t.?
Mais le pharmacien ne voulut d’aucune de ces combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter le
En famille, by Hector Malot 17florin:
·Comme il n’y a pas urgence pour le vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le chercher tant?t; je vais tout de
suite vous préparer les paquets et la potion qui ne vous co?teront que trois francs cinquante.?
Sur l’argent qui lui restait elle acheta des oeufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer l’appétit de sa
mère, et revint toujours courant au Champ Guillot.
·Les oeufs sont frais, dit-elle, je les ai mirés; regarde le pain, comme il est bien cuit; tu vas manger, n’est-ce
pas, maman?-- Oui, ma chérie.?
Toutes deux étaient pleines d’espérance et Perrine d’une foi absolue; puisque le médecin avait promis de
guérir sa mère, il allait accomplir ce miracle: pourquoi l’aurait-il trompée? quand on demande la vérité à un
médecin, il doit la dire.
C’est un merveilleux apéritif que l’espoir; la malade, qui depuis deux jours n’avait pu rien prendre, mangea
un oeuf et la moitié du petit pain.
·Tu vois, maman, disait Perrine.-- Cela va aller.?
En tout cas, son irritabilité nerveuse s’émoussa; elle éprouva un peu de calme, et Perrine en profita pour
aller consulter Grain de Sel sur la question de savoir comment elle devait s’y prendre pour vendre la voiture
et Palikare. Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvait l’acheter comme il achetait toutes
choses: meublés, habits, outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf, le vieux; mais, pour
Palikare, il n’en était pas de même, parce qu’il n’achetait pas de bêtes, excepté les petits chiens, et son avis
était qu’on devait attendre au mercredi pour le vendre au Marché aux chevaux.
Le mercredi c’était bien loin, car, dans sa surexcitation d’espérance, Perrine s’imaginait qu’avant ce jour-la,sa mère aurait repris assez de forces pour pouvoir partir; mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela de
bon, qu’elles pourraient avec le produit de la vente de la roulotte s’arranger des robes pour voyager en
chemin de fer, et aussi cela de meilleur encore, qu’on pourrait peut-être ne pas vendre Palikare, si le prix
payé par Grain de Sel était assez élevé; Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraient arrivées
à Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle serait heureuse de ne pas le perdre, cet ami, qu’elle aimait
tant! et comme il serait heureux de vivre, désormais dans le bien-être, logé dans une belle écurie, se
promenant toute la journée à travers de grasses prairies avec ses deux ma?tresses auprès de lui!
Mais il fallut en rabattre des visions qui en quelques secondes avaient traversé son esprit, car, au lieu de la
somme qu’elle imaginait sans la préciser, Grain de Sel n’offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce
qu’elle contenait, après l’avoir longuement examinée.
·Quinze francs!-- Et encore c’est pour vous obliger; qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ?a??
Et du crochet qui lui tenait lieu de bras, il frappait les diverses pièces de la roulotte, les roues, les brancards,en haussant les épaules d’un air de pitié méprisante.
Tout ce qu’elle put obtenir après beaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francs cinquante sur
En famille, by Hector Malot 18le prix offert, et l’engagement que la roulotte ne serait dépecée qu’après leur départ, de fa?on à pouvoir
jusque-là l’habiter pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudrait mieux pour sa mère que de rester
enfermée dans la maison.
Quand, sous la direction de Grain de Sel, elle visita les chambres qu’il pouvait leur louer, elle vit combien la
roulotte leur serait précieuse, car, malgré l’orgueil avec lequel il parlait de ses appartements, et qui n’avait
d’égal que son mépris pour la roulotte, elle était si misérable, si puante, cette maison, qu’il fallait leur
détresse pour l’accepter.
à la vérité, elle avait un toit et des murs qui n’étaient pas en toile, mais sans aucune autre supériorité sur la
roulotte: tout à l’entour se trouvaient amoncelées les matières dont Grain de Sel faisait commerce et qui
pouvaient supporter les intempéries: verres cassés, os, ferrailles: tandis qu’à l’intérieur le couloir et. des
pièces sombres, où les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaient besoin d’un abri: vieux papiers,chiffons, bouchons, cro?tes de pain, bottes, savates, ces choses innombrables, détritus de toutes sortes, qui
constituent les ordures de Paris; et de ces divers tas s’exhalaient d’acres odeurs qui prenaient à la gorge.
Comme elle restait hésitante se demandant si sa mère ne serait pas empoisonnée par ces odeurs, Grain de Sel
la pressa:
·Dépêchez-vous, dit-il, les biffins vont rentrer; il faut que je sois là pour recevoir et ?triquer? ce qu’ils
apportent.-- Est-ce que le médecin conna?t ces chambres? demanda-t-elle.-- Bien s?r qu’il les conna?t; il est venu plus d’une fois à c?té quand il a soigné la Marquise.?
Ce mot la décida: puisque le médecin connaissait ces chambres, il savait ce qu’il disait en conseillant d’en
prendre une; et puisqu’une marquise, habitait l’une d’elles, sa mère pouvait bien en habiter une autre.
·Cela vous co?tera huit sous par jour, dit Grain de Sel, ajoutés aux trois sous pour l’ane et aux six sous pour
la roulotte.-- Vous l’avez achetée?-- Oui, mais puisque vous vous en servez, il est juste de la payer,?
Elle ne trouva rien à répondre; ce n’était pas la première fois qu’elle se voyait ainsi écorchée; bien souvent
elle l’avait été plus durement encore dans leur long voyage, et elle finissait par croire que c’est la loi de
nature pour ceux qui ont, au détriment de ceux qui n’ont pas.
IV
Perrine employa une bonne partie de la journée à nettoyer la chambre où elles allaient s’installer, à laver le
plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtre qui depuis que la maison était construite n’avait jamais
été bien certainement à pareille fête.
Pendant les nombreux voyages qu’elle fit de la maison au puits où elle tirait de l’eau pour laver, elle
remarqua qu’il ne poussait pas seulement de l’herbe et des chardons dans l’enclos: des jardins environnants
le vent ou les oiseaux avaient apporté des graines; par-dessus le palis, les voisins avaient jeté des plants de
fleurs dont ils ne voulaient plus; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-uns de ces plants,tombant sur un terrain qui leur convenait, avaient germé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que
mal. Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle qu’on obtient dans un jardin, avec des soins de
En famille, by Hector Malot 19tous les instants, des engrais, des arrosages; mais pour sauvage qu’elle f?t, elle n’en avait pas moins son
charme de couleur et de parfum.
Cela lui donna l’idée de recueillir quelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, des oeillets, et
d’en faire des bouquets qu’elle placerait dans leur chambre d’où ils chasseraient la mauvaise odeur en même
temps qu’ils l’égayeraient. Il semblait que ces fleurs n’appartenaient à personne, puisque Palikare pouvait les
brouter si le coeur lui en disait; cependant elle n’osa pas en cueillir le plus petit rameau, sans le demander à
Grain de Sel.
·Est-ce pour les vendre? répondit celui-ci.-- C’est pour en mettre quelques branches dans notre chambre.-- Comme ?a, tant que tu voudras; parce que si c’était pour les vendre, je commencerais par te les vendre
moi-même. Puisque c’est pour toi, ne te gêne pas, la petite: tu aimes l’odeur des fleurs, moi j’aime mieux celle
du vin, même il n’y a que celle-la que je sente.?
Le tas des verres plus ou moins cassés étant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchés dans
lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleurs avaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit
bient?t du parfum des giroflées et des oeillets, ce qui neutralisa les mauvaises odeurs de la maison, en même
temps que leurs fra?ches couleurs éclairaient ses murs noirs.
Tout en travaillant ainsi elle fit la connaissance des voisins qui habitaient de chaque c?té de leur chambre:
une vieille femme qui sur ses cheveux gris portait un bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du
drapeau fran?ais; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dans un tablier de cuir si long et si large
qu’il semblait constituer son unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était une chanteuse des rues,lui dit le bonhomme au tablier, et rien moins que la Marquise dont avait parlé Grain de Sel; tous les jours elle
quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et une grosse canne dans laquelle elle le plantait aux
carrefours des rues ou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à l’abri le répertoire de ses chansons.
Quant au bonhomme au tablier, c’était, lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, et du
matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui lui avait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel
on le connaissait; mais pour ne pas parler il n’en faisait pas moins un tapage assourdissant avec son
marteau.
Au coucher du soleil son emménagement fut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant les
fleurs, eut un moment de douce surprise:
·Comme tu es bonne pour ta maman, chère fille! dit-elle.-- Mais c’est pour moi que je suis bonne, ?a me rend si heureuse de te faire plaisir!?
Avant la nuit il fallut mettre les fleurs dehors, et alors l’odeur de la vieille maison se fit sentir terriblement,mais sans que la malade osat s’en plaindre; à quoi cela e?t-il servi, puisqu’elles ne pouvaient pas quitter le
Champ Guillot pour aller autre part?
Son sommeil fut mauvais, fiévreux, troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemain matin il la
trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitement et obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui
cette fois lui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et paya bravement; mais en revenant elle ne respirait
plus. Si les dépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercredi qui leur mettrait aux mains le
produit de la vente du pauvre Palikare? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelle ordonnance
co?tant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cette somme? Au temps où avec ses parents elle parcourait les
montagnes, ils avaient plus d’une fois été exposés à la famine, et plus d’une fois aussi, depuis qu’ils avaient
En famille, by Hector Malot 20quitté la Grèce pour venir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce n’était pas du tout la même chose.
Pour la famine dans les montagnes, ils avaient toujours l’espérance, qui se réalisait souvent, de trouver
quelques fruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas. Pour le manque de pain en
Europe, ils avaient aussi celle de rencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, qui
consentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous. Tandis qu’à Paris il n’y a rien à attendre
pour ceux qui n’ont pas d’argent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, que feraient-elles? Et le terrible,c’est qu’elle devait répondra à cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien; l’effroyable, c’est qu’elle
devait prendre la responsabilité de tout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de s’ingénier, et
qu’elle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne se sentait qu’une enfant.
Si encore un peu de mieux se présentait, elle en serait encouragée et fortifiée; mais il n’en était pas ainsi, et
bien que sa mère ne se plaign?t jamais, répétant toujours, au contraire, son mot habituel: ?Cela va aller?, elle
voyait qu’en réalité ?cela n’allait pas?: pas de sommeil, pas d’appétit, la fièvre, un affaiblissement, une
oppression qui lui paraissaient progresser, si sa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lacheté ne
l’abusaient point.
Le mardi matin, à la visite du médecin, ce qu’elle craignait pour l’ordonnance se réalisa: après un rapide
examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa poche son carnet, ce terrible carnet cause de tant
d’angoisses pour Perrine, et se prépara à écrire; mais au moment où il posait le crayon sur le papier, elle eut
le courage de l’arrêter.
·Monsieur, si les médicaments que vous allez ordonner ne sont pas d’égale importance, voulez-vous bien
n’inscrire aujourd’hui que ceux qui pressent?-- Qu’est-ce que vous voulez dire?? demanda-t-il d’un ton faché.
Elle tremblait, mais cependant elle osa aller jusqu’au bout.
·Je veux dire que nous n’avons pas beaucoup d’argent aujourd’hui et que nous n’en recevrons que demain;
alors...?
Il la regarda, puis après avoir jeté un coup d’oeil rapide ?à et là, comme s’il voyait pour la première fois leur
misère, il remit son carnet dans sa poche:
·Nous ne changerons le traitement que demain, dit-il; rien ne presse, celui d’hier peut être encore continué
aujourd’hui.
·Rien ne presse?, fut le mot que Perrine retint et se répéta: Si rien ne pressait, c’était que sa mère ne se
trouvait pas aussi mal qu’elle l’avait craint; on pouvait donc encore espérer et attendre.
Le mercredi était le jour qu’elle attendait, mais son impatience de le voir arriver était traversée par l’émotion
douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s’il devait les sauver par l’argent qu’il allait leur apporter,d’un autre c?té, il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque fois qu’elle pouvait quitter sa mère,courait-elle dans l’enclos pour dire un mot à son ami qui, n’ayant plus à travailler, ni à peiner; et trouvant à
manger autant qu’il voulait après tant de privations, ne s’était jamais montré si joyeux. Dès qu’il la voyait
venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler les vitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de
sa corde, il lan?ait quelques ruades jusqu’à ce qu’elle f?t près de lui; mais aussit?t qu’elle lui avait mis la
main sur le dos, il se calmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur l’épaule sans plus bouger. Alors, ils
restaient ainsi, elle le flattant, lui remuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvements rythmés qui
étaient tout un discours.
·Si tu savais!? murmurait-elle doucement.
En famille, by Hector Malot 21Mais lui ne savait point, ne prévoyait point, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, la bonne
nourriture, les caresses de sa ma?tresse, il se trouvait le plus heureux ane du monde. D’ailleurs, il s’était fait
un ami de Grain de Sel, de qui il recevait des marques d’amitié qui flattaient sa gourmandise. Le lundi, dans
la matinée, ayant trouvé le moyen de se détacher, il s’était approché de Grain de Sel occupé à triquer les
ordures qui arrivaient, et curieusement il était resté là. C’était une habitude religieusement pratiquée par
Grain de Sel d’avoir toujours un litre de vin et un verre à portée de sa main, de fa?on à n’être point obligé de
se lever lorsque l’envie de boire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là, tout à sa besogne,il ne pensait pas à regarder autour de lui, mais précisément parce qu’il s’y appliquait et s’y échauffait, la
soif, cette soif qui lui avait valu son surnom, n’avait pas tardé à se faire sentir. Au moment où,s’interrompant, il allait prendre sa bouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le cou tendu.
·Qu’est-ce que tu fais là, toi??
Comme le ton n’était pas grondeur, l’ane n’avait pas bougé.
·Tu veux boire un verre de vin?? demanda Grain de Sel dont toutes les idées tournaient toujours autour du
mot boire.
Et au lieu de porter à sa bouche le verre qu’il emplissait, il l’avait par plaisanterie tendu à Palikare; alors
celui-ci considérant l’invitation comme sérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant ses lèvres
de manières qu’elles fussent aussi minces, aussi allongées que possible, il avait aspiré une bonne moitié du
verre, plein jusqu’au bord.
·Oh! la! la! la!?, s’écria Grain de Sel en riant aux éclats.
Et il se mit à appeler:
·La Marquise! la Carpe!?
à ces cris ils arrivèrent, ainsi qu’un chiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos, et le
locataire du wagon dont la profession était d’être marchand de pate de guimauve et de parcourir les fêtes et
les marchés en suspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont il tirait des tortillons jaunes,bleus, rouges, comme l’e?t fait une fileuse de sa quenouille.
·Qu’est-ce qu’il y a? demanda la Marquise.-- Vous allez voir; mais préparez-vous à vous faire du bon sang.?
De nouveau il emplit son verre et le tendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié au milieu
des rires et des exclamations des gens qui le regardaient.
·J’avais entendu raconter que les anes aimaient le vin, dit l’un, mais je ne le croyais pas.-- C’est un poivrot! dit un autre.-- Vous devriez l’acheter, dit la Marquise en s’adressant à Grain de Sel, il vous tiendrait joliment compagnie.-- ?a ferait la paire.?
Grain de Sel ne l’acheta point, mais il se prit d’affection pour lui et proposa à Perrine de l’accompagner le
mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagement pour elle, car elle n’imaginait pas du tout
comment elle trouverait le Marché aux chevaux dans Paris, pas plus qu’elle ne voyait comment elle s’y
En famille, by Hector Malot 22prendrait pour vendre un ane, discuter son prix, le recevoir sans se faire voler; elle avait bien des fois
entendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentait tout à fait incapable de se défendre contre eux
si, d’aventure, ils avaient l’idée de s’attaquer à elle. Le mercredi matin elle s’occupa donc de faire la toilette
de Palikare, et ce fut une occasion pour elle de le caresser et de l’embrasser. Mais, hélas! combien
tristement! Elle ne le verrait plus. Dans quelles mains allait-il passer? le pauvre ami! et elle ne pouvait
s’arrêter à cette pensée sans revoir les anes misérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins
elle avait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière, l’ane n’existait que pour souffrir.
Certainement, depuis que Palikare leur appartenait, il avait supporté bien des fatigues et des misères, celles
des longues routes, du froid, du chaud, de la pluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moins
n’était-il jamais battu, et se sentait-il l’ami de ceux dont il partageait le sort malheureux; tandis que
maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient être ses ma?tres; elle en avait tant
rencontré de cruels, qui n’avaient même pas conscience de leur cruauté.
Quand Palikare vit qu’au lieu de l’atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus
encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire à pied la longue route de Charonne au Marché aux
chevaux, lui monta sur le dos en se servant d’une chaise; mais comme Perrine le tenait par la tête et lui
parlait, cette surprise n’alla pas jusqu’à la résistance: Grain de Sel d’ailleurs n’était-il pas un ami?
Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il n’y avait que
peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un pont très large, aboutissant à un grand jardin.
·C’est le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis s?r qu’ils n’ont pas un ane comme le tien.-- Alors on pourrait peut-être le leur vendre?, dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les bêtes
n’ont qu’à se promener.
Mais Grain de Sel n’accueillit pas cette idée:
·Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il n’en faut pas... parce que le gouvernement...?
Il n’avait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement.
Maintenant la circulation des voitures et des tramways était si active que Perrine avait besoin de toute son
attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi n’avait-elle d’yeux ni d’oreilles pour rien
autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers
et les cochers leur adressaient, mis en gaieté et en esprit par l’attitude de Grain de Sel sur l’ane. Mais lui, qui
n’avait pas les mêmes préoccupations, n’était pas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait
sur leur parcours un concert de cris et de rires auquel les passants des trottoirs mêlaient leur mot.
Enfin, après une légère montée, ils arrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s’étendait un vaste
espace que des lisses séparaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux; alors
Grain de Sel mit pied à terre.
Mais pendant qu’il descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui
faire franchir la grille, il refusa d’avancer. Avait-il deviné que c’était un marché où l’on vendait les chevaux
et les anes? Avait-il peur? Toujours est-il que malgré les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du
commandement ou de l’affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crut qu’en le poussant par
derrière il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sur sa
croupe, se mit à ruer en reculant et en entra?nant Perrine.
Quelques curieux s’étaient aussit?t arrêtés et faisaient cercle autour d’eux; le premier rang étant comme
toujours occupé par des porteurs de dépêches et des patissiers; chacun disait son mot et donnait son conseil
En famille, by Hector Malot 23sur les moyens à employer pour l’obliger à passer la porte.
·V’là un ane qui donnera de l’agrément à l’imbécile qui l’achètera?, dit une voix.
C’était là un propos dangereux qui pouvait nuire à la vente; aussi Grain de Sel, qui l’avait entendu, crut-il
devoir protester.
·C’est un malin, dit-il; comme il a deviné qu’on va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter
ses ma?tres.-- êtes -vous sur de ?a, Grain de Sel? demanda la voix qui avait fait l’observation.-- Tiens, qui est-ce qui sait mon nom ici?-- Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie?-- C’est ma foi vrai.?
Et ils se donnèrent la main.
·C’est à vous l’ane?-- Non, c’est à cette petite.-- Vous le connaissez?-- Nous avons bu plus d’un verre ensemble: si vous avez besoin d’un ......
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Title: En famille
Author: Hector Malot
Release Date: October 19, 2004 [EBook 13793]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
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Hector Malot
EN FAMILLE (1893)
Table des matières
TOME PREMIER I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX XX XXI TOME
SECOND XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIX XXX XXXI XXXII XXXIII XXXIV XXV
En famille, by Hector Malot 1XXXVI XXXVII XXXVIII XXXIX XL
TOME PREMIER
I
Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et
sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu: haquets chargés de f?ts, tombereaux de
charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin,attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.
Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de
misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger chassis tendu
d’une grosse toile; avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.
Autrefois la toile avait d? être bleue, mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des
probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les
inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces: l’une, en caractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un
commencement de mot: [image caractères grecs]; celle au-dessous semblait être de l’allemand: graphie; une
autre de l’italien: FIA; enfin la plus fra?che et fran?aise, celle-là: PHOTOGRAPHIE, était évidemment la
traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la
pauvre guimbarde avait roulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes de Paris.
était-il possible que l’ane qui y était attelé l’e?t amenée de si loin jusque-là?
Au premier coup d’oeil on pouvait en douter, tant il était maigre, épuisé, vidé; mais, à le regarder de plus près,on voyait que cet épuisement n’était que le résultat des fatigues longuement endurées dans la misère. En
réalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plus haute que celle de notre ane d’Europe, élancé, au
poil gris cendré avec le ventre clair malgré les poussières des routes qui le salissaient; des lignes noires
transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fut, il n’en tenait pas moins sa
tête haute d’un air volontaire, résolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avec des
ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites, au hasard des trouvailles, mais qui
disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin, dont on l’avait couvert
pour le défendre du soleil et des mouches.
Près de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui le surveillait.
Son type était singulier: d’une certaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de
race. Au contraire de l’inattendu de la chevelure pale et de la carnation ambrée, le visage prenait une douceur
fine qu’accentuait l’oeil noir, long, futé et grave. La bouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos
le corps s’était abandonné; il avait les mêmes graces que la tête, à la fois délicates et nerveuses; les épaules
étaient souples d’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée de couleur indéfinissable, noire
autrefois probablement; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large on loques; mais la misère
de l’existence n’enlevait cependant rien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.
Comme l’ane se trouvait placé derrière une haute et large voilure de foin, la surveillance en e?t été facile si de
temps en temps il ne s’était pas amusé à happer une goulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution,en animal intelligent qui sait très bien qu’il est en faute.
·Palikare, veux-tu finir!?
En famille, by Hector Malot 2Aussit?t il baissait la tête comme un coupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignant de
l’oeil et en agitant ses oreilles, il recommen?ait avec un empressement qui disait sa faim.
à un certain moment, comme elle venait de le gronder pour la quatrième ou cinquième fois, une voix sortit de
la voiture, appelant:
·Perrine!?
Aussit?t sur pied, elle souleva un rideau et entra dans la voiture, où une femme était couchée sur un matelas si
mince qu’il semblait collé au plancher.
·As-tu besoin de moi, maman?-- Que fait donc Palikare?-- Il mange le foin de la voiture qui nous précède.-- Il faut l’en empêcher.-- Il a faim.-- La faim ne nous permet pas de prendre ce qui ne nous appartient pas; que répondrais-tu au charretier de
cette voiture s’il se fachait?-- Je vais le tenir de plus près.-- Est-ce que nous n’entrons pas bient?t dans Paris?-- Il faut attendre pour l’octroi.-- Longtemps encore?-- Tu souffres davantage?-- Ne t’inquiète pas; l’étouffement du renfermé; ce n’est rien?, dit-elle d’une voix haletante, sifflée plut?t
qu’articulée.
C’étaient là les paroles d’une mère qui veut rassurer sa fille; en réalité elle se trouvait dans un état pitoyable,sans respiration, sans force, sans vie, et, bien que n’ayant pas dépassé vingt-six ou vingt-sept ans, au dernier
degré de la cachexie; avec cela des restes de beauté admirables, la tête d’un pur ovale, des yeux doux et
profonds, ceux même de sa fille, mais avivés par le souffle de la maladie.
·Veux-tu que je te donne quelque chose? demanda Perrine.-- Quoi?-- Il y a des boutiques, je peux t’acheter un citron; je reviendrais tout de suite.-- Non. Gardons notre argent; nous en avons si peu! Retourne près de Palikare et fais en sorte de l’empêcher
de voler ce foin.-- Cela n’est pas facile.
En famille, by Hector Malot 3-- Enfin veille sur lui.?
Elle revint à la tête de l’ane, et comme un mouvement se produisait, elle le retint de fa?on qu’il restat assez
éloigné de la voiture de foin pour ne pas pouvoir l’atteindre.
Tout d’abord il se révolta, et voulut avancer quand même, mais elle lui parla doucement, le flatta, l’embrassa
sur le nez; alors il abaissa ses longues oreilles avec une satisfaction manifeste et voulut bien se tenir tranquille.
N’ayant plus à s’occuper de lui, elle put s’amuser à regarder ce qui se passait autour d’elle: le va-et-vient des
bateaux-mouches et des remorqueurs sur la rivière; le déchargement des péniches au moyen des grues
tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus d’elles et prenaient, comme à la main, leur
cargaison pour la verser dans des wagons quand c’étaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le
long du quai quand c’étaient des barriques; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture
dont les arches barraient la vue de Paris qu’on devinait dans une brume noire plut?t qu’on ne le voyait; enfin
près d’elle, sous ses yeux, le travail des employés de l’octroi qui passaient de longues lances à travers les
voitures de paille, ou escaladaient les f?ts chargés sur les haquets, les per?aient d’un fort coup de foret,recueillaient dans une petite tasse d’argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelques gouttes qu’ils
crachaient aussit?t.
Comme tout cela était curieux, nouveau; elle s’y intéressait si bien, que le temps passait, sans qu’elle en e?t
conscience.
Déjà un gamin d’une douzaine d’années qui avait tout l’air d’un clown, et appartenait s?rement à une
caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour d’elle depuis dix longues minutes,sans qu’elle e?t fait attention à lui, lorsqu’il se décida à l’interpeller:
·V’là un bel ane!?
Elle ne dit rien.
·Est-ce que c’est un ane de notre pays? ?a m’étonnerait joliment.?
Elle l’avait regardé, et voyant qu’après tout il avait l’air bon gar?on, elle voulut bien répondre:
·Il vient de Grèce.-- De Grèce!-- C’est pour cela qu’il s’appelle Palikare.-- Ah! c’est pour cela!?
Mais malgré son sourire entendu, il n’était pas du tout certain qu’il e?t très bien compris pourquoi un ane qui
venait de Grèce pouvait s’appeler Palikare.
·C’est loin, la Grèce? demanda-t-il.-- Très loin.-- Plus loin que... la Chine?-- Non, mais loin, loin.
En famille, by Hector Malot 4-- Alors vous venez de la Grèce?-- De plus loin encore.-- De la Chine?-- Non; c’est Palikare qui vient de la Grèce.-- Est-ce que vous allez à la fête des Invalides?-- Non.-- Ousque vous allez?-- à Paris.-- Ousque vous remiserez votre roulotte?-- On nous a dit à Auxerre qu’il y avait des places libres sur les boulevards des fortifications??
Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tête.
·Les boulevards des fortifications, oh là là là!-- Il n’y a pas de places?-- Si.-- Eh bien?-- Pas pour vous. C’est, voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes
solides qui n’aient pas peur d’un coup de couteau? J’entends d’en donner et d’en recevoir.-- Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade.-- Vous tenez à votre ane?-- Bien s?r.-- Eh bien, demain votre ane vous sera volé; v’là pour commencer, vous verrez le reste; et ?a ne sera pas beau;
c’est Gras Double qui vous le dit.-- C’est vrai cela?-- Pardi, si c’est vrai; vous n’êtes jamais venue à Paris?-- Jamais.-- ?a se voit; c’est donc des moules ceux d’Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiser là? pourquoi
que vous n’allez pas chez Grain de Sel?-- Je ne connais pas Grain de Sel.
En famille, by Hector Malot 5-- Le propriétaire du Champ Guillot, quoi! c’est clos de palissades fermées la nuit; vous n’auriez rien à
craindre, on sait que Grain de Sel aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit.-- C’est cher?-- L’hiver oui, quand tout le monde rapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur qu’il ne vous ferait pas
payer plus de quarante sous la semaine, et votre ane trouverait sa nourriture dans le clos, surtout s’il aime les
chardons.-- Je crois bien qu’il les aime!-- Il sera à son affaire; et puis Grain de Sel n’est pas un mauvais homme.-- C’est son nom, Grain de Sel?-- On l’appelle comme ?a parce qu’il a toujours soif. C’est un ancien biffin qui a gagné gros dans le chiffon,qu’il n’a quitté que quand il s’est fait écraser un bras, parce qu’un seul bras n’est pas commode pour courir les
poubelles; alors il s’est mis à louer son terrain, l’hiver pour remiser les roulottes, l’été à qui il trouve; avec ?a,il a d’autres commerces: il vend des petits chiens de lait.-- C’est loin d’ici le Champ Guillot?-- Non, à Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement pas Charonne?-- Je ne suis jamais venue à Paris.-- Eh bien, c’est là.?
Il étendit le bras devant lui dans la direction du nord.
·Une fois que vous avez, passé la barrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez le boulevard le
long des fortifications pendant une petite demi-heure; quand vous avez traversé le cours de Vincennes, qui est
une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez; tout le monde conna?t le Champ Guillot.-- Je vous remercie; je vais en parler a maman; et même, si vous vouliez rester auprès de Palikare deux
minutes, je lui en parlerais tout de suite.-- Je veux bien; je vas lui demander de m’apprendre le grec.-- Empêchez-le, je vous prie, de prendre du foin.?
Perrine entra dans la voiture et répéta à sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire.
·S’il en est ainsi, il n’y a pas à hésiter, il faut aller à Charonne; mais trouveras-tu ton chemin? Pense que nous
serons dans Paris.-- Il parait que c’est très facile.?
Au moment de sortir elle revint près de sa mère et se pencha vers elle:
·Il y a plusieurs voitures qui ont des baches, on lit dessus: ?Usines de Maraucourt?, et au-dessous le nom:
·Vulfran Paindavoine?; sur les toiles qui couvrent les pièces de vin alignées le long du quai on lit aussi la
En famille, by Hector Malot 6même inscription.-- Cela n’a rien d’étonnant.-- Ce qui est étonnant c’est de voir ces noms si souvent répétés.?
II
Quand Perrine revint prendre sa place auprès de son ane, il s’était enfoncé le nez dans la voiture de foin, et il
mangeait tranquillement comme s’il avait été devant un ratelier.
·Vous le laissez manger? s’écria-t-elle.-- J’vous crois.-- Et si le charretier se fache?-- Faudrait pas avec moi.?
Il se mit en posture d’invectiver un adversaire, les poings sur les hanches, la tête renversée.
·Ohé, croquant!?
Mais son concours ne fut pas nécessaire pour défendre Palikare; c’était au tour de la voiture de foin d’être
sondée à coups de lance par les employés de l’octroi, et elle allait passer la barrière.
·Maintenant ?a va être à vous; je vous quitte. Au revoir, mam’zelle; si vous voulez jamais avoir de mes
nouvelles, demandez Gras Double, tout le monde vous répondra.?
Les employés qui gardent les barrières de Paris sont habitués à voir bien des choses bizarres, cependant celui
qui monta dans la voiture photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune femme
couchée; et surtout en jetant les yeux ?à et là d’un rapide coup d’oeil qui ne rencontrait partout que la misère.
·Vous n’avez rien à déclarer? demanda-t-il en continuant son examen.-- Rien.-- Pas de vin, pas de provisions?-- Rien.?
Ce mot deux fois répété était d’une exactitude rigoureuse: en dehors du matelas, de deux chaises de paille,d’une petite table, d’un fourneau en terre, d’un appareil et de quelques ustensiles photographiques, il n’y avait
rien dans cette voiture: ni malles, ni paniers, ni vêtements.
·C’est bien, vous pouvez entrer.?
La barrière passée, Perrine tourna tout de suite à droite, comme Gras Double lui avait recommandé,conduisant Palikare par la bride. Le boulevard qu’elle suivait longeait le talus des fortifications, et dans
l’herbe roussie, poussiéreuse, usée par plaques, des gens étaient couchés qui dormaient sur le dos ou sur le
ventre, selon qu’ils étaient plus ou moins aguerris contre le soleil, tandis que d’autres s’étiraient les bras, leur
sommeil interrompu, en attendant de le reprendre. Ce qu’elle vit de la physionomie de ceux-là, de leurs têtes
En famille, by Hector Malot 7ravagées, culottées, hirsutes, de leurs guenilles, et de la fa?on dont ils les portaient, lui fit comprendre que
cette population des fortifications ne devait pas, en effet, être très rassurante la nuit, et que les coups de
couteau devaient s’échanger là facilement.
Elle ne s’arrêta pas à cet examen, maintenant sans intérêt pour elle, puisqu’elle ne se trouverait pas mêlée à
ces gens, et elle regarda de l’autre c?té, c’est-à-dire vers Paris.
Hé quoi! ces vilaines maisons, ces hangars, ces cours sales, ces terrains vagues où s’élevaient des tas
d’immondices, c’était Paris, le Paris dont elle avait si souvent entendu parler par son père, dont elle rêvait
depuis longtemps, et avec des imaginations enfantines, d’autant plus féeriques que le chiffre des kilomètres
diminuait à mesure qu’elle s’en rapprochait; de même, de l’autre c?té du boulevard, sur les talus, vautrés dans
l’herbe comme des bestiaux, ces hommes et ces femmes, aux faces patibulaires, étaient des Parisiens.
Elle reconnut le cours de Vincennes à sa largeur et, après l’avoir dépassé, tournant à gauche, elle demanda le
Champ Guillot. Si tout le monde le connaissait, tout le monde n’était pas d’accord sur le chemin à prendre
pour y arriver, et elle se perdit plus d’une fois dans les noms de rues qu’elle devait suivre. à la fin cependant,elle se trouva devant une palissade formée de planches, les unes en sapin, les unes en bois non écorcé,celles-ci peintes, celles- là goudronnées, et quand, par la barrière ouverte à deux battants, elle aper?ut dans le
terrain un vieil omnibus sans roues et un wagon de chemin de fer sans roues aussi, posés sur le sol, elle
comprit, bien que les bicoques environnantes ne fussent guère en meilleur état, que c’était là le Champ
Guillot. E?t-elle eu besoin d’une confirmation de cette impression, qu’une douzaine de petits chiens tout
ronds, qui boulaient dans l’herbe, la lui e?t donnée.
Laissant Palikare dans la rue, elle entra, et aussit?t les chiens se jetèrent sur ses jambes, les mordillant avec de
petits aboiements.
·Qu’est-ce qu’il y a?? cria une voix.
Elle regarda d’où venait, cet appel, et, sur sa gauche, elle aper?ut un long batiment qui était peut-être une
maison, mais qui pouvait bien être aussi tout autre chose; les murs étaient en carreaux de platre, en pavés de
grès et de bois, en bo?tes de fer- blanc, le toit en carton et en toile goudronnée, les fenêtres garnies de vitres en
papier, en bois, en feuilles de zinc et même en verre, mais le tout construit et disposé avec un art na?f qui
faisait penser qu’un Robinson en avait été l’architecte, avec des Vendredis pour ouvriers. Sous un appentis, un
homme à la barbe broussailleuse était occupé à trier des chiffons qu’il jetait dans des paniers disposés autour
de lui.
·N’écrasez pas mes chiens, cria-t-il, approchez.?
Elle fit ce qu’il commandait.
·Qu’est-ce que vous voulez? demanda-t-il lorsqu’elle fut près de lui.-- C’est vous qui êtes le propriétaire du Champ Guillot?-- On le dit.?
Elle expliqua en quelques mots ce qu’elle voulait, tandis que, pour ne pas perdre son temps en l’écoutant, il se
versait, d’un litre qu’il avait à sa portée, un verre de vin à rouges bords et l’avalait d’un trait,?C’est possible, si l’on paye d’avance, dit-il en l’examinant.-- Combien?
En famille, by Hector Malot 8-- Quarante-deux sous par semaine pour la voiture, vingt et un sous pour l’ane.-- C’est bien cher.-- C’est mon prix.-- Votre prix d’été?-- Mon prix d’été.-- Il pourra manger les chardons?-- Et l’herbe aussi, s’il a les dents assez solides.-- Nous ne pouvons pas payer à la semaine, puisque nous ne resterons pas une semaine, mais au jour
seulement; nous passons par Paris pour aller à Amiens, et nous voulons nous reposer.-- Alors, ?a va tout de même; six sous par jour pour la roulotte, trois sous pour l’ane.
Elle fouilla dans sa jupe, et, un a un, elle en tira neuf sous:
·Voila la première journée.-- Tu peux dire à tes parents d’entrer. Combien sont-ils? Si c’est une troupe, c’est deux sous en plus par
personne.-- Je n’ai que ma mère.-- Bon. Mais pourquoi ta mère n’est-elle pas venue faire sa location?-- Elle est malade, dans la voiture.-- Malade. Ce n’est pas un h?pital ici.?
Elle eut peur qu’on ne voul?t pas recevoir une malade.
·C’est-à-dire qu’elle est fatiguée. Vous comprenez, nous venons de loin.-- Je ne demande jamais aux gens d’où ils viennent.?
Il étendit le bras vers un coin de son champ;
·Tu mettras ta roulotte là-bas, et puis tu attacheras ton ane; s’il m’écrase un chien, tu me le payeras cent
sous.?
Comme elle allait s’éloigner, il l’appela:
·Prends un verre de vin.
Je vous remercie, je ne bois pas de vin.-- Bon, je vas le boire pour toi.?
En famille, by Hector Malot 9Il se jeta dans le gosier le verre qu’il avait versé, et se remit au tri de ses chiffons, autrement dit à son
·triquage?.
Aussit?t qu’elle eut installé Palikare à la place qui lui avait été assignée, ce qui ne se fit pas sans certaines
secousses, malgré le soin qu’elle prenait de les éviter, elle monta dans la roulotte:
·à la fin, pauvre maman, nous voilà arrivées.-- Ne plus remuer, ne plus rouler! Tant et tant de kilomètres! Mon Dieu, que la terre est grande!-- Maintenant que nous avons le repos, je vais te faire à d?ner. Qu’est-ce que tu veux?-- Avant tout, dételle ce pauvre Palikare, qui, lui aussi, doit être bien las; donne-lui à manger, à boire;
soigne-le.-- Justement, je n’ai jamais vu autant de chardons; de plus, il y a un puits. Je reviens tout de suite.?
En effet, elle ne tarda pas à revenir et se mit à chercher ?à et là dans la voiture, d’où elle sortit le fourneau en
terre, quelques morceaux de charbon et une vieille casserole, puis elle alluma le feu avec des brindilles et le
souffla, en s’agenouillant devant, à pleins poumons.
Quand il commen?a à prendre, elle remonta dans la voiture:
·C’est du riz que tu veux, n’est-ce pas?-- J’ai si peu faim.-- Aurais-tu faim pour autre chose? J’irai chercher ce que tu voudras. Veux-tu?...-- Je veux bien du riz.?
Elle versa une poignée de riz dans la casserole où elle avait mis un peu d’eau, et, quand l’ébullition
commen?a, elle remua le riz avec deux baguettes blanches dépouillées de leur écorce, ne quittant la cuisine
que pour aller rapidement voir comment se trouvait Palikare et lui dire quelques mots d’encouragement qui,à vrai dire, n’étaient pas indispensables, car il mangeait ses chardons avec une satisfaction, dont ses oreilles
traduisaient l’intensité.
Quand le riz fut cuit à point, à peine crevé et non réduit on bouillie, comme le servent bien souvent les
cuisinières parisiennes, elle le dressa sur une écuelle en une pyramide à large base, et le posa dans la voiture.
Déjà elle avait été emplir une petite cruche au puits et l’avait placée auprès du lit de sa mère avec deux
verres, deux assiettes, deux fourchettes; elle posa son écuelle de riz à c?té et s’assit sur le plancher, les
jambes repliées sous elle, sa jupe étalée
·Maintenant, dit-elle, comme une petite fille qui joue à la poupée, nous allons faire la d?nette, je vais te
servir.?
Malgré le ton enjoué qu’elle avait pris, c’était d’un regard inquiet qu’elle examinait sa mère, assise sur son
matelas, enveloppée d’un mauvais fichu de laine qui avait d? être autrefois une étoffe de prix, mais qui
maintenant n’était plus qu’une guenille, usée, décolorée.
·Tu as faim, toi? demanda la mère.
En famille, by Hector Malot 10-- Je crois bien, il y a longtemps.-- Pourquoi n’as-tu pas mangé un morceau de pain?-- J’en ai mangé deux, mais j’ai encore une belle faim: tu vas voir; si ?a met en appétit de regarder manger
les autres, la platée sera trop petite.?
La mère avait porté une fourchette de riz à sa bouche, mais elle la tourna et retourna longuement sans
pouvoir l’avaler.-- ?a ne passe pas très bien, dit-elle en réponse au regard de sa fille.-- Il faut te forcer: la seconde bouchée passera mieux, la troisième mieux encore.?
Mais elle n’alla pus jusque-là, et après la seconde elle reposa sa fourchette sur son assiette:
·Le coeur me tourne, il vaut mieux ne pas persister.-- Oh! maman!-- Ne t’inquiète pas, ma chérie, ce n’est rien; on vit très bien sans manger quand on n’a pas d’efforts à faire;
avec le repos l’appétit reviendra.?
Elle défit son fichu et s’allongea sur son matelas haletante, mais si faible qu’elle f?t elle ne perdit pas la
pensée de sa fille, et en la voyant les yeux gonflés de larmes elle s’effor?a de la distraire:
·Ton riz est très bon, mange-le; puisque tu travailles tu dois te soutenir; il faut que tu sois forte pour me
soigner; mange, ma chérie, mange.-- Oui, maman, je mange; tu vois, je mange.?
à la vérité elle. devait faire effort pour avaler, mais peu à peu, sous l’impression des douces paroles de sa
mère, sa gorge se desserra, et elle se mit à manger réellement; alors l’écuelle de riz disparut vite, tandis que
sa mère la regardait avec un tendre et triste sourire:
·Tu vois qu’il faut se forcer.-- Si j’osais, maman!-- Tu peux oser.-- Je te répondrais que ce que tu me dis, c’était cela même que je te disais.-- Moi, je suis malade.-- C’est pour cela que si tu voulais j’irais chercher un médecin; nous sommes à Paris, et à Paris il y a de bons
médecins.-- Les bons médecins ne se dérangent pas sans qu’on les paye.-- Nous le payerions.
En famille, by Hector Malot 11-- Avec quoi?-- Avec notre argent; tu dois avoir sept francs dans ta robe et en plus un florin que nous pouvons changer ici;
moi j’ai dix-sept sous. Regarde dans ta robe.?
Cette robe noire, aussi misérable que la jupe de Perrine, mais moins poudreuse, car elle avait été battue, était
posée sur le matelas et servait de couverture; sa poche explorée donna bien les sept francs annoncés et le
florin d’Autriche.
·Combien cela fait-il en tout? demanda Perrine, je connais si mal l’argent fran?ais.-- Je ne le connais guère mieux que toi.?
Elles firent le compte, et en estimant le florin à deux francs elles trouvèrent neuf francs quatre-vingt-cinq
centimes.
·Tu vois que nous avons plus qu’il ne faut pour le médecin, continua Perrine.-- Il ne me guérirait pas par des paroles, il ordonnerait des médicaments, comment les payer?-- J’ai mon idée. Tu penses bien que quand je marche à c?té de Palikare, je ne passe pas tout mon temps à lui
parler, quoiqu’il aimerait cela; je réfléchis aussi à toi, à nous, surtout à toi, pauvre maman, depuis que tu es
malade, à notre voyage, à notre arrivée à Maraucourt. Est-ce que tu crois que nous pouvons nous y montrer
dans notre roulotte qui, si souvent, sur notre passage a fait rire? Cela nous vaudrait-il un bon accueil?-- Il est certain que même pour des parents qui n’auraient pas de fierté, cette entrée serait humiliante.-- Il vaut donc mieux qu’elle n’ait pas lieu; et puisque nous n’avons plus besoin de la roulotte nous pouvons
la vendre. D’ailleurs à quoi nous sert-elle maintenant? Depuis que tu es malade, personne n’a voulu se
laisser photographier par moi; et quand même je trouverais des gens assez braves pour se fier à moi, nous
n’avons plus de produits. Ce n’est pas avec ce qui nous reste d’argent que nous pouvons dépenser trois francs
pour un paquet de développement, trois francs pour un virage d’or et d’acétate, deux francs pour une
douzaine de glaces. Il faut la vendre.-- Et combien la vendrons-nous?-- Nous la vendrons toujours quelque chose: l’objectif est en bon état; et puis il y a le matelas...-- Tout, alors?-- Cela te fait de la peine?-- Il y a plus d’un an que nous vivons dans cette roulotte, ton père y est mort, cela fait que si misérable qu’elle
soit, la pensée de m’en séparer m’est douloureuse; de lui c’est tout ce qui nous reste, et il n’est pas une seule
de ces pauvres choses à laquelle son souvenir ne soit attaché.?
Sa parole haletante s’arrêta tout à fait, et sur son visage décharné des larmes coulèrent sans qu’elle p?t les
retenir.
·Oh! maman, s’écria Perrine, pardonne-moi de t’avoir parlé de cela.-- Je n’ai rien à te pardonner, ma chérie; c’est le malheur de notre situation que nous ne puissions, ni toi ni
En famille, by Hector Malot 12moi, aborder certains sujets sans nous attrister réciproquement, comme c’est la fatalité de mon état que je
n’aie aucune force pour résister, pour penser, pour vouloir, plus enfant que tu ne l’es toi-même. N’est- ce pas
moi qui aurais d? te parler comme tu viens de le faire, prévoir ce que tu as prévu, que nous ne pouvions pas
arriver à Maraucourt dans cette roulotte, ni nous montrer dans ces guenilles, cette jupe pour toi, cette robe
pour moi? Mais en même temps qu’il fallait prévoir cela, il fallait aussi combiner des moyens pour trouver
des ressources, et ma tête si faible ne m’offrait que des chimères, surtout l’attente du lendemain, comme si ce
lendemain devait accomplir des miracles pour nous: je serais guérie, nous ferions une grosse recette; les
illusions des désespérés qui ne vivent plus que de leurs rêves. C’était folie, la raison a parlé par ta bouche: je
ne serai pas guérie demain, nous ne ferons pas une grosse, ni une petite recette, il faut donc vendre la voiture
et ce qu’elle contient. Mais ce n’est pas tout encore; il faut aussi que nous nous décidions à vendre...?
Il y eut une hésitation et un moment de silence pénible.
·Palikare, dit Perrine.-- Tu y avais pensé?-- Si j’y avais pensé! Mais je n’osais pas le dire, et depuis que l’idée me tourmentait que nous serions forcées
un jour ou l’autre de le vendre, je n’osais même pas le regarder, de peur qu’il ne devine que nous pouvions
nous séparer de lui, au lieu de le conduire à Maraucourt où il aurait été si heureux, après tant de fatigues.-- Savons-nous seulement si nous-mêmes nous serons re?ues à Maraucourt! Mais enfin, comme nous n’avons
que cela à espérer et que, si nous sommes repoussées, il ne nous restera plus qu’à mourir dans un fossé de la
route, il faut co?te que co?te que nous allions à Maraucourt, et que nous nous y présentions de fa?on à ne pas
faire fermer les portes devant nous...-- Est-ce que c’est possible, cela maman? Est-ce que le souvenir de papa ne nous protégerait pas? lui qui était
si bon! Est-ce qu’on reste faché contre les morts?-- Je te parle d’après les idées de ton père, auxquelles nous devons obéir. Nous vendrons donc et la voiture et
Palikare. Avec l’argent que nous en tirerons, nous appellerons un médecin; qu’il me rende des forces pour
quelques jours, c’est tout ce que je demande. Si elles reviennent, nous achèterons une robe décente pour toi,une pour moi, et nous prendrons le chemin de fer pour Maraucourt, si nous avons assez d’argent pour aller
jusque-là; sinon nous irons jusqu’où nous pourrons, et nous ferons le reste du chemin à pied.-- Palikare est un bel ane; le gar?on qui m’a parlé à la barrière me le disait tant?t. Il est dans un cirque, il s’y
conna?t; et c’est parce qu’il trouvait Palikare beau, qu’il m’a parlé.-- Nous ne savons pas la valeur des anes à Paris, et encore moins celle que peut avoir un ane d’Orient. Enfin,nous verrons, et puisque notre parti est arrêté, ne parlons plus de cela: c’est un sujet trop triste, et puis je suis
fatiguée.?
En effet, elle paraissait épuisée, et plus d’une fois elle avait d? faire de longues pauses pour arriver à bout de
ce qu’elle voulait dire.
·As-tu besoin de dormir?-- J’ai besoin de m’abandonner, de m’engourdir dans la tranquillité, du parti pris et l’espoir d’un lendemain.-- Alors, je vais te laisser pour ne pas te déranger, et comme il y a encore deux heures de jour, je vais en
profiter pour laver notre linge. Est-ce que ?a ne te para?tra pas bon d’avoir demain une chemise fra?che?
En famille, by Hector Malot 13-- Ne te fatigue pas.-- Tu sais bien que je ne suis jamais fatiguée.?
Après avoir embrassé sa mère, elle alla de-ci de-là dans la roulotte, vivement, légèrement; prit un paquet de
linge dans un petit coffre ou il était enfermé, le pla?a dans une terrine; atteignit sur une planche un petit
morceau de savon tout usé, et sortit emportant le tout. Comme après que le riz avait été cuit, elle avait empli
d’eau sa casserole, elle trouva cette eau chaude et put la verser sur son linge. Alors, s’agenouillant dons
l’herbe, après avoir ?té sa veste, elle commen?a a savonner, à frotter, et sa lessive ne se composant en réalité
que de deux chemises, de trois mouchoirs, de deux paires de bas, il ne lui fallait pas deux heures pour que f?t
tout lavé, rincé et étendu sur des ficelles entre la roulotte et la palissade.
Pendant qu’elle travaillait, Palikare attaché, à une courte distance d’elle, l’avait plusieurs fois regardée
comme pour la surveiller, mais sans rien de plus. Quand il vit qu’elle avait fini, il allongea le cou vers elle et
poussa cinq ou six braiments qui étaient des appels impérieux.
·Crois-tu que je t’oublie?? dit-elle.
Elle alla à lui, le changea de place et lui apporta à boire dans sa terrine qu’elle avait soigneusement rincée,car s’il se contentait de toutes les nourritures qu’on lui donnait ou qu’il trouvait lui-même, il était au
contraire très difficile pour sa boisson, et n’acceptait que de l’eau pure dans des vases propres ou le bon vin
qu’il aimait par-dessus tout.
Mais cela fait, au lieu de le quitter, elle se mit à le flatter de la main en lui disant des paroles de tendresse
comme une nourrice à son enfant, et l’ane, qui tout de suite s’était jeté sur l’herbe nouvelle, s’arrêta de
manger pour poser sa tête contre l’épaule de sa petite ma?tresse et se faire mieux caresser: de temps en temps
il inclinait vers elle ses longues oreilles et les relevait avec des frémissements qui disaient sa béatitude.
Le silence s’était fait dans l’enclos maintenant fermé, ainsi que dans les rues désertes du quartier, et on
n’entendait plus, au loin, qu’un sourd mugissement sans bruits distincts, profond, puissant, mystérieux comme
celui de la mer, la respiration et la vie de Paris qui continuaient actives et fiévreuses malgré la nuit tombante.
Alors, dans la mélancolie du soir, l’impression de ce qui venait de se dire étreignit Perrine plus fort, et,appuyant sa tête à celle de son ane, elle laissa couler les larmes qui depuis si longtemps l’étouffaient, tandis
qu’il lui léchait les mains.
III
La nuit de la malade fut mauvaise: plusieurs fois, Perrine couchée prés d’elle, tout habillée sur la planche,avec un fichu roulé qui lui servait d’oreiller, dut se lever pour lui donner de l’eau qu’elle allait chercher au
puits afin de l’avoir plus fra?che: elle étouffait et souffrait de la chaleur. Au contraire, à l’aube, le froid du
matin, toujours vif sous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dut l’envelopper dans son fichu, la seule
couverture un peu chaude qui leur restat.
Malgré son désir d’aller chercher le médecin aussit?t que possible, elle dut attendre que Grain de Sel f?t levé,car à qui demander le nom et, l’adresse d’un bon médecin, si ce n’était a lui?
Bien s?r qu’il connaissait un bon médecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non à pied comme
les médecins de rien du tout.: M. Cendrier, rue Riblette, près de l’église; pour trouver la rue Riblette il n’y
avait qu’à suivre le chemin de fer jusqu’à la gare.
En famille, by Hector Malot 14En entendant parler d’un médecin fameux qui faisait les visites en voiture, elle eut peur de n’avoir pas assez
d’argent pour le payer, et timidement, avec confusion, elle questionna Grain de Sel en tournant autour de ce
qu’elle n’osait pas dire. à la fin il comprit:
·Ce que tu auras à payer? dit-il. Dame, c’est cher. Pas moins de quarante sous. Et pour être s?re qu’il
vienne, tu feras bien de les lui remettre d’avance.?
En suivant les indications qui lui avaient été données, elle trouva assez facilement la rue Riblette, mais le
médecin n’était point encore levé, elle dut attendre, assise sur une borne dans la rue, à la porte d’une remise
derrière laquelle on était en train d’atteler un cheval: comme cela elle le saisirait au passage, et en lui
remettant ses quarante sous, elle le déciderait a venir, ce qu’il ne ferait pas, elle en avait le pressentiment, si
on lui demandait simplement une visite pour un des habitants du Champ Guillot.
Le temps fut éternel à passer, son angoisse se doublant de celle de sa mère qui ne devait rien comprendre à
son retard; s’il ne la guérissait point instantanément, au moins allait-il l’empêcher de souffrir. Déjà elle avait
vu un médecin entrer dans leur roulotte, lorsque son père avait été malade. Mais c’était en pleine montagne,dans un pays sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans avoir le temps de gagner une ville, était
plut?t un barbier avec une tournure de sorcier qu’un vrai médecin comme on en trouve à Paris, savant,ma?tre de la maladie et de la mort, comme devait l’être celui-là, puisqu’on le disait fameux.
Enfin la porte de la remise s’ouvrit, et un cabriolet de forme ancienne, à caisse jaune, auquel était attelé un
gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison et presque aussit?t le médecin parut, grand, gros,gras, le visage rougeaud encadré d’une barbe grise qui lui donnait l’air d’un patriarche campagnard.
Avant qu’il f?t monté en voiture, elle était près de lui et lui exposait sa demande.
·Le champ Guillot, dit-il, il y a eu de la batterie.-- Non monsieur, c’est ma mère qui est malade, très malade.-- Qu’est-ce que c’est ta mère?-- Nous sommes photographes.?
Il mit le pied sur le marchepied.
Vivement elle tendit sa pièce de quarante sous.
·Nous pouvons vous payer.-- Alors, c’est trois francs.?
Elle ajouta vingt sous à la pièce; il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet.
·Je serai près de ta mère d’ici un quart d’heure.?
Elle f?t en courant le chemin du retour, joyeuse d’apporter la bonne nouvelle:
·Il va te guérir, maman, c’est un vrai médecin celui-là.?
Et vivement elle s’occupa de sa mère, lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui étaient
admirables, noirs et soyeux, puis elle mit de l’ordre dans la roulotte; ce qui n’eut d’autre résultat que de la
En famille, by Hector Malot 15rendre plus vide et par là plus misérable encore.
Elles n’eurent pas une trop longue attente à endurer: un roulement de voiture annon?a l’arrivée du médecin
et Perrine courut au- devant de lui.
Comme en entrant il voulait se diriger vers la maison, elle lui montra la roulotte.
·C’est dans notre voiture que nous habitons?, dit-elle.
Bien que cette maison n’eut rien d’une habitation, il ne laissa para?tre aucune surprise, étant habitué à toutes
les misères avec sa clientèle; mais Perrine qui l’observait remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu’il
vit la malade couchée sur son matelas, dans cet intérieur dénudé.
·Tirez la langue, donnez-moi la main.?
Ceux qui payent quarante ou cent francs la visite de leur médecin n’ont aucune idée de la rapidité avec
laquelle s’établit un diagnostic auprès des pauvres gens; en moins d’une minute son examen fut fait.
·Il faut entrer à l’h?pital?, dit-il.
La mère et la fille poussèrent un même cri d’effroi et de douleur.
·Petite, laisse-moi seul avec ta maman?, dit le médecin d’un ton de commandement.
Perrine hésita une seconde; mais, sur un signe de sa mère, elle quitta la roulotte, dont elle ne s’éloigna pas.
·Je suis perdue? dit la mère à mi-voix.-- Qui est-ce qui parle de ?a: vous avez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoir ici.-- Est-ce qu’à l’h?pital j’aurais ma fille?-- Elle vous verrait le jeudi et le dimanche.-- Nous séparer! Que deviendrait-elle Sans moi, seule à Paris? que deviendrai-je sans elle? Si je dois mourir,il faut que ce soit sa main dans la mienne.-- En tout cas on ne peut pas vous laisser dans cette voiture où le froid des nuits vous est mortel. Il faut
prendre une chambre; le pouvez-vous?-- Si ce n’est pas pour longtemps, oui peut-être.-- Grain de Sel en loue qu’il ne vous fera pas payer cher. Mais la chambre n’est pas tout, il faut des
médicaments, une bonne nourriture, des soins: ce que vous auriez à l’h?pital.-- Monsieur, c’est impossible, je ne peux pas me séparer de ma fille. Que deviendrait-elle?-- Comme vous voudrez, c’est votre affaire, je vous ai dit ce que je devais.?
Il appela:
·Petite.?
En famille, by Hector Malot 16Puis, tirant un carnet de sa poche, il écrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, qu’il détacha:
·Porte cela chez le pharmacien, dit-il, celui qui est auprès de l’église, pas un autre. Tu donneras à ta mère le
paquet n° 1; tu lui feras boire d’heure en heure la potion n° 2; le vin de quinquina en mangeant, car il faut
qu’elle mange; ce qu’elle voudra, surtout des oeufs. Je reviendrai ce soir.?
Elle voulut l’accompagner pour le questionner:
·Maman est bien malade?-- Tache de la décider à entrer à l’h?pital.-- Est-ce que vous ne pouvez pas la guérir?-- Sans doute, je l’espère; mais je ne peux pas lui donner ce qu’elle trouverait à l’h?pital. C’est folie de n’y
pas aller; c’est pour ne pas se séparer de toi qu’elle refuse: tu ne serais pas perdue, car tu as l’air d’une fille
avisée et délurée.?
Marchant à grands pas, il était arrivé à sa voiture; Perrine e?t voulu le retenir, le faire parler, mais-il monta
et partit.
Alors elle revint à la roulotte.
·Qu’a dit le médecin? demanda la mère.-- Qu’il te guérirait.-- Va donc vite chez le pharmacien, et rapporte aussi deux oeufs; prends tout l’argent.?
Mais tout l’argent ne fut pas suffisant; quand le pharmacien eut lu l’ordonnance, il regarda Perrine en la
toisant;
·Vous avez de quoi payer?? dit-il.
Elle ouvrit la main.
·C’est sept francs cinquante?, dit le pharmacien qui avait fait son calcul.
Elle compta ce qu’elle avait dans la main et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant le florin
d’Autriche à deux francs; il lui manquait donc treize sous.
·Je n’ai que six francs quatre-vingt-cinq centimes, dont un florin d’Autriche, dit-elle; le voulez-vous, le
florin?-- Ah! non par exemple.?
Que faire? Elle restait au milieu de la boutique la main ouverte, désespérée, anéantie.
·Si vous vouliez prendre le florin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin; je vous les apporterais
tant?t.?
Mais le pharmacien ne voulut d’aucune de ces combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter le
En famille, by Hector Malot 17florin:
·Comme il n’y a pas urgence pour le vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le chercher tant?t; je vais tout de
suite vous préparer les paquets et la potion qui ne vous co?teront que trois francs cinquante.?
Sur l’argent qui lui restait elle acheta des oeufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer l’appétit de sa
mère, et revint toujours courant au Champ Guillot.
·Les oeufs sont frais, dit-elle, je les ai mirés; regarde le pain, comme il est bien cuit; tu vas manger, n’est-ce
pas, maman?-- Oui, ma chérie.?
Toutes deux étaient pleines d’espérance et Perrine d’une foi absolue; puisque le médecin avait promis de
guérir sa mère, il allait accomplir ce miracle: pourquoi l’aurait-il trompée? quand on demande la vérité à un
médecin, il doit la dire.
C’est un merveilleux apéritif que l’espoir; la malade, qui depuis deux jours n’avait pu rien prendre, mangea
un oeuf et la moitié du petit pain.
·Tu vois, maman, disait Perrine.-- Cela va aller.?
En tout cas, son irritabilité nerveuse s’émoussa; elle éprouva un peu de calme, et Perrine en profita pour
aller consulter Grain de Sel sur la question de savoir comment elle devait s’y prendre pour vendre la voiture
et Palikare. Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvait l’acheter comme il achetait toutes
choses: meublés, habits, outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf, le vieux; mais, pour
Palikare, il n’en était pas de même, parce qu’il n’achetait pas de bêtes, excepté les petits chiens, et son avis
était qu’on devait attendre au mercredi pour le vendre au Marché aux chevaux.
Le mercredi c’était bien loin, car, dans sa surexcitation d’espérance, Perrine s’imaginait qu’avant ce jour-la,sa mère aurait repris assez de forces pour pouvoir partir; mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela de
bon, qu’elles pourraient avec le produit de la vente de la roulotte s’arranger des robes pour voyager en
chemin de fer, et aussi cela de meilleur encore, qu’on pourrait peut-être ne pas vendre Palikare, si le prix
payé par Grain de Sel était assez élevé; Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraient arrivées
à Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle serait heureuse de ne pas le perdre, cet ami, qu’elle aimait
tant! et comme il serait heureux de vivre, désormais dans le bien-être, logé dans une belle écurie, se
promenant toute la journée à travers de grasses prairies avec ses deux ma?tresses auprès de lui!
Mais il fallut en rabattre des visions qui en quelques secondes avaient traversé son esprit, car, au lieu de la
somme qu’elle imaginait sans la préciser, Grain de Sel n’offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce
qu’elle contenait, après l’avoir longuement examinée.
·Quinze francs!-- Et encore c’est pour vous obliger; qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ?a??
Et du crochet qui lui tenait lieu de bras, il frappait les diverses pièces de la roulotte, les roues, les brancards,en haussant les épaules d’un air de pitié méprisante.
Tout ce qu’elle put obtenir après beaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francs cinquante sur
En famille, by Hector Malot 18le prix offert, et l’engagement que la roulotte ne serait dépecée qu’après leur départ, de fa?on à pouvoir
jusque-là l’habiter pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudrait mieux pour sa mère que de rester
enfermée dans la maison.
Quand, sous la direction de Grain de Sel, elle visita les chambres qu’il pouvait leur louer, elle vit combien la
roulotte leur serait précieuse, car, malgré l’orgueil avec lequel il parlait de ses appartements, et qui n’avait
d’égal que son mépris pour la roulotte, elle était si misérable, si puante, cette maison, qu’il fallait leur
détresse pour l’accepter.
à la vérité, elle avait un toit et des murs qui n’étaient pas en toile, mais sans aucune autre supériorité sur la
roulotte: tout à l’entour se trouvaient amoncelées les matières dont Grain de Sel faisait commerce et qui
pouvaient supporter les intempéries: verres cassés, os, ferrailles: tandis qu’à l’intérieur le couloir et. des
pièces sombres, où les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaient besoin d’un abri: vieux papiers,chiffons, bouchons, cro?tes de pain, bottes, savates, ces choses innombrables, détritus de toutes sortes, qui
constituent les ordures de Paris; et de ces divers tas s’exhalaient d’acres odeurs qui prenaient à la gorge.
Comme elle restait hésitante se demandant si sa mère ne serait pas empoisonnée par ces odeurs, Grain de Sel
la pressa:
·Dépêchez-vous, dit-il, les biffins vont rentrer; il faut que je sois là pour recevoir et ?triquer? ce qu’ils
apportent.-- Est-ce que le médecin conna?t ces chambres? demanda-t-elle.-- Bien s?r qu’il les conna?t; il est venu plus d’une fois à c?té quand il a soigné la Marquise.?
Ce mot la décida: puisque le médecin connaissait ces chambres, il savait ce qu’il disait en conseillant d’en
prendre une; et puisqu’une marquise, habitait l’une d’elles, sa mère pouvait bien en habiter une autre.
·Cela vous co?tera huit sous par jour, dit Grain de Sel, ajoutés aux trois sous pour l’ane et aux six sous pour
la roulotte.-- Vous l’avez achetée?-- Oui, mais puisque vous vous en servez, il est juste de la payer,?
Elle ne trouva rien à répondre; ce n’était pas la première fois qu’elle se voyait ainsi écorchée; bien souvent
elle l’avait été plus durement encore dans leur long voyage, et elle finissait par croire que c’est la loi de
nature pour ceux qui ont, au détriment de ceux qui n’ont pas.
IV
Perrine employa une bonne partie de la journée à nettoyer la chambre où elles allaient s’installer, à laver le
plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtre qui depuis que la maison était construite n’avait jamais
été bien certainement à pareille fête.
Pendant les nombreux voyages qu’elle fit de la maison au puits où elle tirait de l’eau pour laver, elle
remarqua qu’il ne poussait pas seulement de l’herbe et des chardons dans l’enclos: des jardins environnants
le vent ou les oiseaux avaient apporté des graines; par-dessus le palis, les voisins avaient jeté des plants de
fleurs dont ils ne voulaient plus; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-uns de ces plants,tombant sur un terrain qui leur convenait, avaient germé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que
mal. Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle qu’on obtient dans un jardin, avec des soins de
En famille, by Hector Malot 19tous les instants, des engrais, des arrosages; mais pour sauvage qu’elle f?t, elle n’en avait pas moins son
charme de couleur et de parfum.
Cela lui donna l’idée de recueillir quelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, des oeillets, et
d’en faire des bouquets qu’elle placerait dans leur chambre d’où ils chasseraient la mauvaise odeur en même
temps qu’ils l’égayeraient. Il semblait que ces fleurs n’appartenaient à personne, puisque Palikare pouvait les
brouter si le coeur lui en disait; cependant elle n’osa pas en cueillir le plus petit rameau, sans le demander à
Grain de Sel.
·Est-ce pour les vendre? répondit celui-ci.-- C’est pour en mettre quelques branches dans notre chambre.-- Comme ?a, tant que tu voudras; parce que si c’était pour les vendre, je commencerais par te les vendre
moi-même. Puisque c’est pour toi, ne te gêne pas, la petite: tu aimes l’odeur des fleurs, moi j’aime mieux celle
du vin, même il n’y a que celle-la que je sente.?
Le tas des verres plus ou moins cassés étant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchés dans
lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleurs avaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit
bient?t du parfum des giroflées et des oeillets, ce qui neutralisa les mauvaises odeurs de la maison, en même
temps que leurs fra?ches couleurs éclairaient ses murs noirs.
Tout en travaillant ainsi elle fit la connaissance des voisins qui habitaient de chaque c?té de leur chambre:
une vieille femme qui sur ses cheveux gris portait un bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du
drapeau fran?ais; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dans un tablier de cuir si long et si large
qu’il semblait constituer son unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était une chanteuse des rues,lui dit le bonhomme au tablier, et rien moins que la Marquise dont avait parlé Grain de Sel; tous les jours elle
quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et une grosse canne dans laquelle elle le plantait aux
carrefours des rues ou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à l’abri le répertoire de ses chansons.
Quant au bonhomme au tablier, c’était, lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, et du
matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui lui avait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel
on le connaissait; mais pour ne pas parler il n’en faisait pas moins un tapage assourdissant avec son
marteau.
Au coucher du soleil son emménagement fut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant les
fleurs, eut un moment de douce surprise:
·Comme tu es bonne pour ta maman, chère fille! dit-elle.-- Mais c’est pour moi que je suis bonne, ?a me rend si heureuse de te faire plaisir!?
Avant la nuit il fallut mettre les fleurs dehors, et alors l’odeur de la vieille maison se fit sentir terriblement,mais sans que la malade osat s’en plaindre; à quoi cela e?t-il servi, puisqu’elles ne pouvaient pas quitter le
Champ Guillot pour aller autre part?
Son sommeil fut mauvais, fiévreux, troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemain matin il la
trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitement et obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui
cette fois lui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et paya bravement; mais en revenant elle ne respirait
plus. Si les dépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercredi qui leur mettrait aux mains le
produit de la vente du pauvre Palikare? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelle ordonnance
co?tant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cette somme? Au temps où avec ses parents elle parcourait les
montagnes, ils avaient plus d’une fois été exposés à la famine, et plus d’une fois aussi, depuis qu’ils avaient
En famille, by Hector Malot 20quitté la Grèce pour venir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce n’était pas du tout la même chose.
Pour la famine dans les montagnes, ils avaient toujours l’espérance, qui se réalisait souvent, de trouver
quelques fruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas. Pour le manque de pain en
Europe, ils avaient aussi celle de rencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, qui
consentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous. Tandis qu’à Paris il n’y a rien à attendre
pour ceux qui n’ont pas d’argent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, que feraient-elles? Et le terrible,c’est qu’elle devait répondra à cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien; l’effroyable, c’est qu’elle
devait prendre la responsabilité de tout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de s’ingénier, et
qu’elle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne se sentait qu’une enfant.
Si encore un peu de mieux se présentait, elle en serait encouragée et fortifiée; mais il n’en était pas ainsi, et
bien que sa mère ne se plaign?t jamais, répétant toujours, au contraire, son mot habituel: ?Cela va aller?, elle
voyait qu’en réalité ?cela n’allait pas?: pas de sommeil, pas d’appétit, la fièvre, un affaiblissement, une
oppression qui lui paraissaient progresser, si sa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lacheté ne
l’abusaient point.
Le mardi matin, à la visite du médecin, ce qu’elle craignait pour l’ordonnance se réalisa: après un rapide
examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa poche son carnet, ce terrible carnet cause de tant
d’angoisses pour Perrine, et se prépara à écrire; mais au moment où il posait le crayon sur le papier, elle eut
le courage de l’arrêter.
·Monsieur, si les médicaments que vous allez ordonner ne sont pas d’égale importance, voulez-vous bien
n’inscrire aujourd’hui que ceux qui pressent?-- Qu’est-ce que vous voulez dire?? demanda-t-il d’un ton faché.
Elle tremblait, mais cependant elle osa aller jusqu’au bout.
·Je veux dire que nous n’avons pas beaucoup d’argent aujourd’hui et que nous n’en recevrons que demain;
alors...?
Il la regarda, puis après avoir jeté un coup d’oeil rapide ?à et là, comme s’il voyait pour la première fois leur
misère, il remit son carnet dans sa poche:
·Nous ne changerons le traitement que demain, dit-il; rien ne presse, celui d’hier peut être encore continué
aujourd’hui.
·Rien ne presse?, fut le mot que Perrine retint et se répéta: Si rien ne pressait, c’était que sa mère ne se
trouvait pas aussi mal qu’elle l’avait craint; on pouvait donc encore espérer et attendre.
Le mercredi était le jour qu’elle attendait, mais son impatience de le voir arriver était traversée par l’émotion
douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s’il devait les sauver par l’argent qu’il allait leur apporter,d’un autre c?té, il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque fois qu’elle pouvait quitter sa mère,courait-elle dans l’enclos pour dire un mot à son ami qui, n’ayant plus à travailler, ni à peiner; et trouvant à
manger autant qu’il voulait après tant de privations, ne s’était jamais montré si joyeux. Dès qu’il la voyait
venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler les vitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de
sa corde, il lan?ait quelques ruades jusqu’à ce qu’elle f?t près de lui; mais aussit?t qu’elle lui avait mis la
main sur le dos, il se calmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur l’épaule sans plus bouger. Alors, ils
restaient ainsi, elle le flattant, lui remuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvements rythmés qui
étaient tout un discours.
·Si tu savais!? murmurait-elle doucement.
En famille, by Hector Malot 21Mais lui ne savait point, ne prévoyait point, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, la bonne
nourriture, les caresses de sa ma?tresse, il se trouvait le plus heureux ane du monde. D’ailleurs, il s’était fait
un ami de Grain de Sel, de qui il recevait des marques d’amitié qui flattaient sa gourmandise. Le lundi, dans
la matinée, ayant trouvé le moyen de se détacher, il s’était approché de Grain de Sel occupé à triquer les
ordures qui arrivaient, et curieusement il était resté là. C’était une habitude religieusement pratiquée par
Grain de Sel d’avoir toujours un litre de vin et un verre à portée de sa main, de fa?on à n’être point obligé de
se lever lorsque l’envie de boire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là, tout à sa besogne,il ne pensait pas à regarder autour de lui, mais précisément parce qu’il s’y appliquait et s’y échauffait, la
soif, cette soif qui lui avait valu son surnom, n’avait pas tardé à se faire sentir. Au moment où,s’interrompant, il allait prendre sa bouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le cou tendu.
·Qu’est-ce que tu fais là, toi??
Comme le ton n’était pas grondeur, l’ane n’avait pas bougé.
·Tu veux boire un verre de vin?? demanda Grain de Sel dont toutes les idées tournaient toujours autour du
mot boire.
Et au lieu de porter à sa bouche le verre qu’il emplissait, il l’avait par plaisanterie tendu à Palikare; alors
celui-ci considérant l’invitation comme sérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant ses lèvres
de manières qu’elles fussent aussi minces, aussi allongées que possible, il avait aspiré une bonne moitié du
verre, plein jusqu’au bord.
·Oh! la! la! la!?, s’écria Grain de Sel en riant aux éclats.
Et il se mit à appeler:
·La Marquise! la Carpe!?
à ces cris ils arrivèrent, ainsi qu’un chiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos, et le
locataire du wagon dont la profession était d’être marchand de pate de guimauve et de parcourir les fêtes et
les marchés en suspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont il tirait des tortillons jaunes,bleus, rouges, comme l’e?t fait une fileuse de sa quenouille.
·Qu’est-ce qu’il y a? demanda la Marquise.-- Vous allez voir; mais préparez-vous à vous faire du bon sang.?
De nouveau il emplit son verre et le tendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié au milieu
des rires et des exclamations des gens qui le regardaient.
·J’avais entendu raconter que les anes aimaient le vin, dit l’un, mais je ne le croyais pas.-- C’est un poivrot! dit un autre.-- Vous devriez l’acheter, dit la Marquise en s’adressant à Grain de Sel, il vous tiendrait joliment compagnie.-- ?a ferait la paire.?
Grain de Sel ne l’acheta point, mais il se prit d’affection pour lui et proposa à Perrine de l’accompagner le
mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagement pour elle, car elle n’imaginait pas du tout
comment elle trouverait le Marché aux chevaux dans Paris, pas plus qu’elle ne voyait comment elle s’y
En famille, by Hector Malot 22prendrait pour vendre un ane, discuter son prix, le recevoir sans se faire voler; elle avait bien des fois
entendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentait tout à fait incapable de se défendre contre eux
si, d’aventure, ils avaient l’idée de s’attaquer à elle. Le mercredi matin elle s’occupa donc de faire la toilette
de Palikare, et ce fut une occasion pour elle de le caresser et de l’embrasser. Mais, hélas! combien
tristement! Elle ne le verrait plus. Dans quelles mains allait-il passer? le pauvre ami! et elle ne pouvait
s’arrêter à cette pensée sans revoir les anes misérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins
elle avait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière, l’ane n’existait que pour souffrir.
Certainement, depuis que Palikare leur appartenait, il avait supporté bien des fatigues et des misères, celles
des longues routes, du froid, du chaud, de la pluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moins
n’était-il jamais battu, et se sentait-il l’ami de ceux dont il partageait le sort malheureux; tandis que
maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient être ses ma?tres; elle en avait tant
rencontré de cruels, qui n’avaient même pas conscience de leur cruauté.
Quand Palikare vit qu’au lieu de l’atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus
encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire à pied la longue route de Charonne au Marché aux
chevaux, lui monta sur le dos en se servant d’une chaise; mais comme Perrine le tenait par la tête et lui
parlait, cette surprise n’alla pas jusqu’à la résistance: Grain de Sel d’ailleurs n’était-il pas un ami?
Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il n’y avait que
peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un pont très large, aboutissant à un grand jardin.
·C’est le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis s?r qu’ils n’ont pas un ane comme le tien.-- Alors on pourrait peut-être le leur vendre?, dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les bêtes
n’ont qu’à se promener.
Mais Grain de Sel n’accueillit pas cette idée:
·Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il n’en faut pas... parce que le gouvernement...?
Il n’avait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement.
Maintenant la circulation des voitures et des tramways était si active que Perrine avait besoin de toute son
attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi n’avait-elle d’yeux ni d’oreilles pour rien
autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers
et les cochers leur adressaient, mis en gaieté et en esprit par l’attitude de Grain de Sel sur l’ane. Mais lui, qui
n’avait pas les mêmes préoccupations, n’était pas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait
sur leur parcours un concert de cris et de rires auquel les passants des trottoirs mêlaient leur mot.
Enfin, après une légère montée, ils arrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s’étendait un vaste
espace que des lisses séparaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux; alors
Grain de Sel mit pied à terre.
Mais pendant qu’il descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui
faire franchir la grille, il refusa d’avancer. Avait-il deviné que c’était un marché où l’on vendait les chevaux
et les anes? Avait-il peur? Toujours est-il que malgré les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du
commandement ou de l’affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crut qu’en le poussant par
derrière il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sur sa
croupe, se mit à ruer en reculant et en entra?nant Perrine.
Quelques curieux s’étaient aussit?t arrêtés et faisaient cercle autour d’eux; le premier rang étant comme
toujours occupé par des porteurs de dépêches et des patissiers; chacun disait son mot et donnait son conseil
En famille, by Hector Malot 23sur les moyens à employer pour l’obliger à passer la porte.
·V’là un ane qui donnera de l’agrément à l’imbécile qui l’achètera?, dit une voix.
C’était là un propos dangereux qui pouvait nuire à la vente; aussi Grain de Sel, qui l’avait entendu, crut-il
devoir protester.
·C’est un malin, dit-il; comme il a deviné qu’on va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter
ses ma?tres.-- êtes -vous sur de ?a, Grain de Sel? demanda la voix qui avait fait l’observation.-- Tiens, qui est-ce qui sait mon nom ici?-- Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie?-- C’est ma foi vrai.?
Et ils se donnèrent la main.
·C’est à vous l’ane?-- Non, c’est à cette petite.-- Vous le connaissez?-- Nous avons bu plus d’un verre ensemble: si vous avez besoin d’un ......
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